Le sous-titre précise parfaitement le contenu de ce « pavé » : « La grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle, Italie 1968-1977 »
Y-avait-il meilleur lieu pour dévorer cet ouvrage que Venise ? Venise partagée entre des idées d'extrême droite, véhiculées par una « Lega del Nord », voulant bouter hors du pays et de l'Italie du Nord, tout immigrant, car, sans caricaturer ; je ne fais que rapporter les propos que j'ai entendus d'un de ses dirigeants lors d'un grand meeting, où il déclarait qu'il y a en chaque immigrant un terroriste potentiel … des propos à vous glacer le sang !, Venise donc partagée entre cette idéologie et une gauche où se trouvent représentées aussi bien des courants de la gauche traditionnelle que de l'extrême gauche.
Dévoré, le terme n'est pas exagéré, où malgré la complexité des événements relatés et des références à des conceptions qui s'opposent, l'on lit cet essai avec la même « ardeur » qu'un roman.
Et l'on y trouve un intérêt d'autant plus grand qu'on a pu aussi vivre directement ce fameux mai 1968 en France qui a eu tant de répercussions en Italie, alors que chez nous, il ne fut (hélas!) qu'un feu de paille !
Il y a d'abord une analyse que résume très bien Toni Negri, l'un des grands acteurs de cette période :
« En Italie, 77 est le deuxième moment de 68. Dans tous les autres pays d'Europe, 68 s'est épuisé rapidement, en réalité entre fin 67 et début 69. En Italie au contraire, 68 a été le début d'une période extrêmement intense où, en raison de conditions tout à fait singulières, la lutte des classes, la contestation étudiante et la réinvention des modes de vie (les communes, la libération des femmes etc...), ont trouvé une continuité qui leur est propre. Je crois que c'est lié au fait qu'en Italie, nous sommes partis d'un situation extrêmement arriérée. Toutes les exigences de libération, d'émancipation, étaient bloquées par des contradictions très fortes et très rigides. Le mouvement a été par conséquent contraint de se déplacer sur ce terrain et de se libérer de ces déterminations initiales. »
L'analyse se doit alors d'être rigoureuse, et elle l'est.
D'abord par le rappel des principaux événements qui vont marquer toute cette période. Le fer de lance, incontestable : FIAT, l'entreprise italienne phare de l'époque ; la lutte des ouvriers, leur organisation en dehors des schémas consensuels et « ronronnants » de l'époque, et apparaissent alors les oppositions entre un appareil syndical tel que la CGIL (l'équivalent de la CGT en France) et les nouvelles structures, bien plus efficaces dans la lutte et surtout dans les résultats, que se donne le nouveau monde ouvrier. Opposition qui va vite se transformer en antagonisme ! Parce que, derrière deux stratégies ouvrières complètement différentes, se cachent aussi deux conceptions politiques tout aussi différentes ;
C'est l'époque où le PCI (Parti communiste italien), sans doute nostalgique de ce pouvoir qu'il a laissé filer après la seconde guerre mondiale, tente non seulement de recoller à la vie politique italienne mais surtout d'accéder enfin au pouvoir. De compromis en compromis, il va tomber dans la plus terrifiante compromission non seulement avec le PSI (Parti socialiste italien), mais aussi avec la DC (démocratie chrétienne). Il ne faut pas non plus oublier, et les auteurs le montrent très bien, à quel état de déliquescence les forces politiques traditionnelles italiennes étaient arrivées ! Et qui trouvera son apogée (si l'on peut dire) avec le scandale Craxi (dirigeant socialiste italien impliqué dans une immense affaire de corruption et de détournement de fonds, et qui s'exilera en Tunisie pour éviter les foudres de la justice italienne !)
Quel autre choix pour le mouvement ouvrier d'extrême gauche, si ce n'est de sortir du cadre de l'échiquier politique traditionnel ? Casser certains codes, et détruire ces barrières que les politiques traditionnels avaient instaurées, comme par exemple reléguer au second plan les femmes, ou encore isoler des forces pourtant totalement complémentaires telles que les étudiants et les ouvriers. Et, in fine, sortir de ces moules c'était inéluctablement déboucher sur la lutte armée ? Qui atteindra son point culminant avec l'enlèvement du dirigeant de la DC, Aldo Moro et son exécution en 1978.
Mais il y a un autre point que soulignent les auteurs, c'est l'importance de l'émergence d'une nouvelle culture. La découverte de deux expressions culturelles, la Beat generation aux Etats-Unis (je n'arrive plus à me souvenir si c'est aussi à ce moment que des écrivains comme Kerouac ont été découverts en France.) et aussi la culture afro-américaine. De ces deux grandes tendances, le nouveau mouvement ouvrier va retenir l'essence même : le peuple ou les minorités opprimées peuvent aussi s'exprimer avec autant de talents et surtout avec un impact beaucoup plus fort que la culture « officielle ». Une nouvelle chanson populaire va naître basée sur l'expérience du travail et surtout des luttes menées à l'intérieur du monde du travail ; est donc mise en place, en Italie dans les années 70, une nouvelle forme de création et de diffusion culturelle, avec l'apparition d'une société « commerciale », « Il Nuovo Canzoniere Italiano », ou encore l'importance d'un éditeur et écrivain tel que Feltrinelli.
Dans cette analyse globale, qui se double d'un décorticage d'une extrême précision (dont la contrepartie est bien d'en rendre parfois la lecture et l'approche très difficiles), on reste frappé par la « froideur » des auteurs : il leur arrive de prendre position, très souvent même, mais ils sont constamment à l'extérieur : aucun emportement passionnel, rien de ce qui pourrait montrer qu'ils ont été au cœur même de cette période. C'est sans nul doute ce qui fait la force de cet essai : brillant parce qu'il réussit aussi à garder une totale objectivité. Et par ce simple fait, il devient alors ouvrage de référence non seulement pour qui veut comprendre cette période, mais surtout pour qui voudrait influer, tant dans le monde du travail que dans celui de la politique sur une société qui a tendance de faire de l'individu une simple machine à produire et à consommer.
PS Editions l'Eclat, 2017, 672 p., 25€