Bien fou serait celui qui se hasarderait à faire un résumé exhaustif de ce roman ! La matière en est tellement riche et propice à d'innombrables réflexions !
Il s'agit en quelques mots d'une histoire de jinns ; ils sortent de temps à autre de leur univers qui jouxte notre terre, et ce pour une durée de deux ans, huit mois et vingt-huit nuits … si vous faites bien le calcul cela correspond exactement à mille et une nuits ; ce chiffre n'est pas sans vous rappeler ce fantastique ouvrage d'origine à la fois persane et indienne, et dans lequel est mentionnée (et prouvée ?) l'existence des jinns. Et que font donc ces êtres mystérieux, immortels sur notre terre ? Certains, les bons, comme la jinnia Dunia prennent du bon temps et se livrent aux joies de l'amour : Dunia par exemple saura se faire aimer du grand philosophe arabo-espagnol du 12e siècle, Ibn Rushd qu'on connaît mieux sous son nom latinisé d'Averroès, et elle enfantera de lui, selon les légendes, de très nombreux enfants ! Mais les autres jinns, les mauvais, qui s'ennuient quelque peu, viennent se divertir dans notre monde et se livrer à des facéties, pas forcément drôles, du genre, infliger la lévitation à certains humains ; jusqu'au moment où certains grands sorciers, les Ifrits, décident de s'emparer de la terre, et ce sera l'époque de la guerre des mondes.
Au premier degré, nous sommes en présence d'un roman qui flirte allègrement avec la science-fiction ; mais à y regarder de plus près, il s'agit en fait d'un fantastique pastiche qui tourne en dérision tous les clichés de la science-fiction, depuis les historiques, les supermans et autres invincibles héros (sans oublier l'un des tout premiers, le gorille King Kong), jusqu'à l'univers remarquablement démesuré de certains films très récents. N'y aurait-il que cela dans ce roman, l'on prendrait une très grand plaisir à sa lecture !
Mais il y a tout le reste, et alors à nous de le décrypter au milieu de ce clinquant qui vous en met plein la vue ! Car il faut bien le reconnaître, il y a dans la prose de Rushdie un art consommé du récit, une facilité d'écriture (et encore une fois bravo pour le traducteur qui a su rendre si alerte la version française !) qui étonne et enchante à longueur de pages.
La première chose que Rusdie (on fera le parallèle entre son nom et la version arabe du nom d'Averroès !) met en avant, c'est bien la notion du fait religieux et du concept de divinité qui le fonde. Il en a éprouvé personnellement tous les méfaits, lui qui a vécu (et vit encore!) sous la menace de mort que les autorités religieuses iraniennes ont lancé contre lui après la publication de son roman « Les versets sataniques » en ... 1988. Ce ne sont pas des interrogations mais ses propres conceptions qu'il nous livre : sur ce qui fonde toute religion, la croyance en un dieu, et il va retourner la proposition de la Genèse ; c'est bien parce que ni Adam ni Eve ne pouvaient expliquer le jardin féerique dans lequel ils vivaient, que le serpent leur suggéra la notion d'un Dieu dans les mains duquel l'humain ne pouvait que remettre son ignorance et son incapacité à rendre compte des choses.
Si Dieu est le fruit de l'ignorance, alors rien d'étonnant à ce que les plus astucieux des humains avides du pouvoir se servent de la notion de religion pour dominer les autres. C'est donc aussi le sens de cette fable des djinns qu'on ne manquera pas de relier aux exactions dont sont capables tous les fanatiques, et en premier lieu ceux de Daech ; il est frappant de constater comme nombre de pages sont directement inspirées de ces terroristes, à l'instar des « Zélés », p.251 :
« Ce que les Zélés avaient étudié à fond, c'est l'art d'interdire : en très peu de temps ils avaient interdit la peinture, la sculpture, la musique … le droit de vote, les élections … le visage des femmes, le corps des femmes, l'éducation des femmes, les droits des femmes … »
De même il est plus que tentant d'assimiler quelques-uns des grands sorciers jinns à ces chefs islamistes fanatiques, on pourrait facilement reconnaître, par exemple, dans le portrait et les attitudes de Zumurrud Le Grand un Ben Laden ou ce khalife qui dirige Daesch en Syrie !
Si l'analyse du fait religieux et de ses répercussions sur le comportement humain est omniprésent dans ce roman, cette fable qu'il a conçue à partir de la simple hypothèse de l'existence des jinns permet à Salman Rushdie de porter une critique virulente sur les autres forces qui dominent le monde ! A commencer par le politique, son impuissance face aux terrorismes, mais aussi la corruption qu'il provoque ou subit, sans oublier son imbrication avec les puissances économiques et financières ! Quelles pages que celles qui racontent comment Rosa Fast, la maire incorruptible de New York réussit à pourfendre élus et autres citoyens corrompus (on notera, allez savoir pourquoi, une allusion à peine voilée, p.96, à un certain Nicolas Sarkozy !)
Bien évidemment les puissances économiques sont également fustigées … mais avec une redoutable habileté ! En effet, aucune catéchisation, aucune outrance verbale, non, le verbe seul suffit à pouvoir ridiculiser et démonter ces puissances : il suffit de très longues phrases, d'énumérations de faits totalement différents, dans lesquelles le lecteur va se perdre, comme s'il était lui même englouti (ce qu'il est en réalité !) par ces forces souterraines. Et même si ces phrases font mal par leur justesse, leur organisation, elles forcent à défaut de notre rire, un sourire plus qu'amusé.
Omniprésent aussi le sentiment amoureux, comment ne pas être sensible à cette passion qui va unir Dunia à Ibn Rushd ? Cette Dunia (on ne saura bien plus tard qu'elle est la fille du roi des jinns) impressionne par cette sensibilité, cette pureté qui émanent d'elle ; elle rattache le lecteur à ses propres émois … ce n'est pas peu dire ! On retrouve la même atmosphère avec le jardinier paysagiste Geronimo et sa femme Ella ! Pour le plaisir lisez et relisez les quelques lignes, p. 175 que l'auteur consacre à l'amour :
« L'amour, c'est le printemps après l'hiver. Il vient soigner les blessures de la vie infligées par le froid hostile. Quand cette chaleur naît dans le cœur, les imperfections de l'être aimé comptent pour rien, moins que rien … »
Ces personnages féminins, mais aussi nombre de héros masculins, sont intéressants, car même s'ils sont sortis tout droit de l'imaginaire du romancier, ils sont quand même reliés à toute une tradition et/ou culture jusque et y compris Teresa Saca, cette femme méchante manipulée par Dunia, qui n'est pas sans faire penser à la Kundry du Parsifal de R. Wagner …
Mais on sera frappé, par l'exploitation de la philosophie que Salman Rushdie : l'opposition entre Aristote et Platon, Aristote unissant le corps et l'esprit, tandis que Platon affirme la primauté du second sur le premier ; et lorsque vous avez terminé la dernière page, vous vous rendez compte que tout ce roman n'est que l'illustration de cette dualité, et que l'auteur, dans son épilogue -car il fallait bien qu'il y ait une fin !- ne fait qu'aspirer à cette concordance entre les deux composantes de l'être humain …
Même s'il doit manquer ce qui a fait le charme des « Mille et une nuits » le rêve !
Editions Actes Sud, 2016, 412 p., 23€