Adam Thirlwell : Candide et lubrique
Etrange univers dont aussi bien la couverture que la quatrième de couverture ne donnent qu'un très léger aperçu, leur mérite étant, et c'est bien ce que l'éditeur comme l'auteur souhaitent, de susciter la curiosité du futur lecteur.
Et on est vraiment servi ! Dès le tout début par cette histoire, sans nul doute vraisemblable, mais pour le moins cocasse : qu'un jeune homme, de bonne famille, comme on le verra par la suite, marié de surcroît, se retrouve dans une chambre d'hôtel à côté d'une amie qui baigne dans son sang et dans ses vomissures. Evidemment, comme ce n'est pas tout à fait ce à quoi vous vous attendiez, vous vous apprêtez à fermer ce roman, et à passer à d'autres lectures bien plus conformes à vos aspirations … certes, mais sans compter sur cette espèce de charme dont l'auteur fait preuve. Charmeur non par la situation qu'il décrit mais bien par toutes les considérations dans lesquelles le héros se laisse entraîner.
Et il en sera ainsi tout le long de ce roman : on va aller de clubs échangistes à bar avec hôtesses, et comme cela ne suffira pas, on va prolonger dans l'interdit, vols avec armes factices. Mais à chaque événement propre à vous choquer, ou tout au moins à indisposer le brave citoyen et l'honnête homme que vous êtes, va correspondre toute une batterie de digressions psycho-socio-philosophiques dont vous ne pourrez sortir car, sans même les approuver sur le fond, elles vont vous intriguer tant est grand leur aspect farfelu, ou tout au moins non conventionnel.
Etrange, oui, cet univers qui se déroule sur deux niveaux bien distincts : celui de la narration des faits qui n'ont rien de tellement original ; depuis le Satyricon de Petrone jusqu'aux 50 nuances de Grey, la littérature n'a rien eu à envier à la réalité, et le lecteur averti de toute la littérature érotique ne décèlera rien de nouveau dans toutes les situations de sexe que nous propose l'auteur. Et à dire vrai, s'il n'y avait qu'elles, nul doute que le roman ne vaudrait pas une pichenette et ne saurait intéresser qui que ce soit.
Mais il y a tout le reste, à commencer par l'histoire du héros : jeune homme comblé, choyé avec une mère qui non seulement le dorlote mais lui fait croire qu'il n'y a pas deux êtres comme lui. Héros intimement convaincu que tout lui est dû, et donc permis aussi ; si, de soumis qu'il a été, et parce que cela lui convenait très bien, à sa mère, il entend se comporter de la même façon avec les autres femmes qu'il va croiser sur son chemin : sa femme, certes, mais aussi Romy et puis Dolores, qui ne pourront que se soumettre à tous ses caprices. Il reprend facilement à son compte les propos de Garp, le Héros d'Irving « femme certes mais aussi putain ».
Sa relation avec les contingences matérielles sont tout aussi irréelles ; ce n'est pas à lui à se plier à elles, mais l'inverse : finies donc les contraintes du travail, finis donc aussi ces rythmes qui marquent une vie bien organisée. Alors le nerf de la guerre (pour lui nécessaire à s'offrir toutes ces fantaisies et lubies d'oisif), autant aller le chercher là où il se trouve ; et c'est le braquage minable d'un salon de manucure ou d'un bar quelconque.
On voit parfaitement où une telle dérive de la pensée peut amener : une série d'interrogations sur lui en tant qu'être, sur sa place dans la société, mais aussi dans l'espace et dans le temps. On sera surpris alors de toutes les pistes de réflexions que l'auteur va nous présenter … d'autant que pour mieux se faire comprendre, l'écrivain va se servir de comparaison avec les avions ou les hôtesses de l'air, par exemple.
Que faudra-t-il retenir de tout ce fatras qui nous est offert ?
Une philosophie tout en contraste, ou plus exactement qui fait la part belle à tout ce qui est n'est pas commun, à tout ce qui est incatalogable, ou marginal (il n'est que de voir la place qu'occupe la drogue tout le long de ces pages) ; une réflexion en dehors de toute lien social, et qui ne s'occupe que de l'homme et de ses aspirations, les plus animales soient-elles.
En tout cas un immense talent, car il n'était absolument pas évident qu'avec de telles situations l'on puisse s'intéresser un tant soit peu à toutes les élucubrations du héros ; et pourtant on reste « scotché » à ce roman, non que l'on espère un quelconque amendement du héros, c'est-à-dire une prise de conscience qui le ferait rentrer dans le giron de la société, mais bien parce que l'on se demande jusqu'où il va pourvoir arriver dans ce nombrilisme …
D'autant que très rapidement on va s'apercevoir que derrière cet amas de mots, de phrases, ce galimatias où tout se mêle, de la psychologie de bazar à la philosophie d'adolescents encore boutonneux en passant par la sociologie de bistrot ou les considérations de journaux à sensation, eh bien derrière tout cela, et parce qu'il y a aussi tout cela, se cache une ironie mordante, féroce même sur tous les grands sujets qui peuvent parcourir notre société ; un thème aussi vieux que le monde, l'amour : comment être amoureux de sa femme tout en désirant et possédant tant d'autres femmes ? Ou encore la notion de travail ? Regardez comme il les traite ! Ironie, dérision jusqu'à la désespérance totale où l'homme n'a plus vraiment sa place. Et c'est bien le sens final qu'il faut donner à la mort de notre héros.
Au demeurant, est-ce vraiment un roman indispensable ? Et la littérature gagne-t-elle vraiment à ce genre d'ouvrage ? Rien n'est moins sur, et pourtant, facétie purement intellectuelle on ne peut s'empêcher de penser à la phrase de Saint Augustin, « Credo quia absurdum est ! (je crois parce que c'est absurde!)»
Editions de l'Olivier, 2016, 396 p., 23€