L'Afrique, décidément ! Mais pour être honnête, ce n'est pas parce qu'il s'agit d'une écrivain rwandaise que j'ai emprunté ce livre, non, c'est son prénom qui m'a frappé à prime abord : Scholastique ! Qui oserait appeler ainsi sa fille, alors que le nom même est synonyme de vieille méthode utilisée au moyen-âge dans les universités pour tenter de concilier l'inconciliable, rationalité scientifique et irrationalité de la Révélation ! Quel prénom, sans nul doute, vestige du colonialisme belge et de l'emprise de l'Eglise sur cette région.
Le titre surprend aussi : vision pourtant si lointaine de ces images où l'on nous montrait les Africains marchant pieds nus.
Et là vous avez le déclic, point n'est besoin de lire la quatrième de couverture pour deviner que ce texte ne fera référence qu'à un monde passé, hors du temps contemporain … à une exception près, qu'il sera soutenu constamment par la tragédie qu'on vécu les Tutsis ; victimes d'extermination (pardon de génocide de la part des Hutus avec la complicité tant de la Belgique que de l'Eglise catholique), ou bannissement dans des contrées lointaines, hors de leur territoire, et inhospitaliers.
L'auteur ne mentionnera cette référence qu'avec une extrême réserve, comme si elle ne voulait pas entacher son récit d'un quelconque jugement politique … sauf ces deux passages : les pages qui ouvrent le récit des souvenirs de l'auteure, et qui nous font pénétrer dans cet univers angoissant où les soldats Hutus peuvent surgir à n'importe quel moment du jour et de la nuit pour commettre impunément toutes les exactions possibles sur les Tutsis ; l'on partage cette peur enfantine de Scholastique et cette espérance que les cachettes trouvées par sa mère, Stefania, prouveront toute leur efficacité.
Mais surtout cette dernière page bouleversante avec son ultime phrase, derniers moments d'un rêve qui revient lancinant :
« Candida n'est plus qu'une ombre de plus en plus terne, et sa voix n'est plus qu'un lointain écho :
« -as-tu un pagne assez grand pour les couvrir tous (les cadavres Tutsis) … pour les couvrir tous … tous ? »
Car ce qu'elle a à raconter ne doit absolument pas souffrir d'une quelconque partialité qui ne pourrait détruire que l'image qu'elle a gardée de sa mère.
Récit étonnant où la grandeur des propos est servie par une admirable simplicité textuelle.
L'auteur mélange avec succès trois niveaux de lecture, l'immédiate celle qui est la plus facile pour le lecteur : la vie quotidienne au milieux de bannis. Des détails alimentaires deviennent alors primordiaux, c'est le cas de la culture du Sorgho, mais aussi du lait et donc de la vache ; l'organisation matérielle apparaît essentielle, la structuration de l'habitation et le domaine propre des femmes, lieu où l'homme est interdit (1).
Ce texte est encore passionnant parce que par quelques petits détails, il montre comment l'évolution peut se faire au sein même d'une société : l'apparition du pain, celle de médicaments ou encore plus humoristiques celles du caleçon ou de l'appareil permettant de défriser les cheveux, en sont quelques exemples frappants. Il y a opposition entre deux sociétés, celle qui est issue du terroir, originelle au sens le plus fort du terme, et celle, extérieure, exogène dit-on en langage savant : celle-là est tentatrice parce que provenant de celui qui est le plus fort, l'ancien colonisateur soutenant les rivaux (les Hutus) au pouvoir. Et l'on sent déjà poindre les conflits, que l'on ne peut réduire à archaïsme contre progressisme, non mais bien entre deux conceptions de vie. (2)
Et c'est bien là le troisième niveau de lecture que nous propose Scholastique Mukasonga : la découverte d'une autre structure, et avec quelque chose qui bouleverse un peu nos schémas devenus classiques défendus véhémentement par de fausses féministes. On est très proche d'une société matriarcale, et pas seulement pour le côté cuisine (ce qui pourrait être considéré comme réducteur), mais aussi par la façon dont la femme dirige les activités de la famille : c'est elle qui s'occupe des travaux des champs par exemple, mais aussi de la façon de soigner ; et que dire alors du fait que ce soit elle qui s'occupe aussi du mariage de ses enfants ? Stefania nous montre alors à quel point la place de la femme est prépondérante, l'homme n'étant que « représentatif » (3) !
On lira donc avec beaucoup d'intérêt tous ces petits tableaux que dresse l'auteure, mais pas seulement avec l'attention d'un apprenti ethnologue qui se pencherait sur une civilisation envoie de disparition, mais bien comme le témoignage de quelqu'un qui a intégré la civilisation occidentale et qui se rappelle, non sans émotion, sa culture originelle.
1-Société archaïque ou prônant d'autres valeurs que nous ne reconnaissons plus comme telles ? A la lecture de ce passage concernant l'arrière-cour réservée aux seules femmes, je n'ai pu m'empêcher de me rappeler cette phrase que ma grand-mère paternelle avait l'habitude de dire « pas d'hommes dans la cuisine » … et je ne peux non plus m'empêcher de sourire in petto lorsque, citant cette phrase pour justifier mon incompétence notoire ne matière culinaire, je me fais traiter de vieux macho et réac … Et si aussi bien l'attitude de Stefania, mère de l'auteure, que la phrase de ma grand-mère n'étaient pas autre chose que la volonté expresse de se faire reconnaître comme individus essentiels de la société, égaux en tout points à l'homme ? Et me soumettre à un tel désir, n'est-ce pas faire preuve d'un féminisme avant-gardiste ?
2-Ce disant, et lisant le récit de Scholastique Mukasonga, j'ai l'impression de revivre aussi cette illusion (enfin elle ne l'est apparue que depuis très peu de temps), où la science du colonisateur était forcément meilleure que celle issue du passé ; le colonisateur a réussi ce tour de force -héritage d'un scientisme abusif et exclusif du 19ème siècle- de faire croire que la civilisation qu'il proposait était forcement meilleure et plus « progressiste » que celle du colonisé … j'ai vécu cette situation lorsque la Tunisie est passée du statut de protectorat à celui de pays indépendant … et je ne suis pas certain que cette opposition ne soit pas non plus une des causes du fondamentalisme religieux islamique dont nous souffrons tant maintenant …
3-C'est sans doute le point faible de ce récit, c'est de ne pas préciser quelle est la situation de l'homme dans cette société ; certes, le propos était de rendre hommage en quelque sort à sa mère, mais le lecteur aurait avoir au moins en contrepoint quelques indications sur le rôle du père et donc de l'époux, les quelques allusions sont trop faibles pour nous en donner une idée juste.
PS Editions Gallimard, 2008, 143 p., 13,90€