Plus que de nombreuses villes moyennes italiennes, Matera (un peu plus de 60 000 habitants, et deuxième ville de la Basilicate après Potenza) offre cet avantage très appréciable de nous faire parcourir une grande partie de l'histoire de l'humanité, depuis 250 000 ! N'est-ce pas près de Matera, à Altamura, précisément qu'on a retrouvé un squelette remontant à cette période du paléolithique moyen ?
Ce qui est certain, c'est que la zone de Matera a été occupée d'une façon sédentaire dès le néolithique. Il faut dire que le lieu s'y prêtait admirablement bien et que les premiers hommes ont pu développer un habitat de type troglodyte. Ce qu'on a appelé et qu'on continue d'appeler les « Sassi ». Ces maisons taillées dans la roche se sont agrandies, au point de donner à Matera ce type d'urbanisme que nous connaissons aujourd'hui. Agrandissement rendu nécessaire par l'afflux de tous ces réfugiés qui au fil des siècles ont marqué le pays : qu'ils viennent de Cappadoce, d'Arménie, d'Asie mineure, tous ces immigrants trouvent dans ces « grottes » des refuges où ils peuvent vivre en sécurité, et aussi pratiquer leurs religions sans courir le risque d'être inquiétés par des pouvoirs contraires. Nous assistons à un phénomène de pendule très intéressant : une invasion finie, par exemple celle des Byzantins, l'urbanisme se développe … jusqu'à l'envahisseur suivant, les Lombards : la ville en état de défense et qui fait tout pour se protéger, ne peut plus se développer ; mais une fois que les Lombards s'en sont emparés, alors par nécessité, devant cet afflux supplémentaire de population l'extension reprend jusqu' à l'envahisseur suivant … et ainsi de suite tout le long des siècles. Notons seulement pour mémoire que Matera, comme Bari et les autres cités importantes tant de la Basilicate que des Pouilles, mais aussi de la Calabre et de la Sicile ont connu des tas d'envahisseurs dont les deux plus importants, enfin, ceux qui ont laissé des traces majeures sont bien les Angevins et les Espagnols avec le Royaume de Naples et des Deux Siciles. Mais ce serait oublier tout ce que les autres envahisseurs ont pu apporter à cette civilisation.
Elle domine la ville, on la voit de partout, c'est sans nul doute le « phare » de Matera : la Cathédrale. Représentative de l'art romanico pugliese (1), sa façade est un chef d'oeuvre de sobriété : certes il y a bien la rosace centrale, avec ces 16 rayons, et ces quatre figures qui l'entourent. Au sommet, comme il se doit, une statue de St Michel terrassant un dragon, en fait, Satan, ce qui permet de le distinguer de Saint Georges, l'autre grand saint sur qui la ferveur populaire a calqué les hauts faits et gestes de l'archange. Ne soyons pas surpris non plus de la présence de l'archange Saint Michel. Il y a tout un symbole hiératique : Saint-Michel l'un des proches de Dieu se doit d'être placé très haut dans le ciel. N'oublions pas qu'à une centaine de kilomètres de Matera se trouve le Mont Gargano, historiquement le premier lieu de pèlerinage consacré à St Michel (2)
A Matera, comme à Bari ou à Lecce, Venise n'a pas été sans laisser sa marque. La présence du lion est à cet égard significative ; mais alors que traditionnellement ce dernier est représenté très souvent avec un livre (l'évangile) ouvert (en temps de paix), fermé (en temps de guerre) ici à la place du livre, un être humain ; toutes les hypothèses sont permises, et le symbole n'en devient que plus fort : au 13ème siècle, date de construction de la cathédrale, l'illettrisme était la règle quasi générale, et représenter la parole divine, enfin celle contenue dans l'évangile, par livre relevait plus de l'hermétisme que de la conviction ; mais montrer par la présence de l'humain que la parole divine concernait directement l'humanité était sans nul doute beaucoup plus parlant … Trouver dans les représentations allégoriques la force qui pouvait séduire nos ancêtres est un jeu passionnant que nous offrent tant et tant d'édifices (et pas seulement religieux) du moyen-âge !
A une façade sobre, correspond par contre un intérieur particulièrement riche ! Réalisé à partir du 16ème siècle, nous rentrons dans l'âge du baroque ; on ne s'étonnera donc pas de ces multiples ornementations dorées ou encore des tableaux, dont les contours sont beaucoup plus dignes de figurer dans les pinacothèques que dans une église ! Mais ce n'est pas cela qui attirera le visiteur, ni non plus cette crèche exceptionnelle qui date de 1534. Non ce qui frappe immédiatement c'est cette fresque du jugement dernier attribuée à Rinaldo di Taranto, fin 13ème/début 14ème. Ah, l'enfer !
Comme elle est frappante cette permanence dans sa représentation, et comme les artistes ont su la retranscrire (3) ! Et ce qui renforce cette idée, c'est bien que l'on retrouve les mêmes représentations dans des lieux très éloignés les uns des autres : pensez, « le jugement dernier » de l'église de Torcello (près de Venise) qui remonte au 12ème siècle, ou encore un autre jugement dernier, celui de la Capella degli Spagnuoli près de Sta Maria Novella à Florence.
Le touriste qui ne s'intéresserait qu'aux monument religieux aurait de quoi satisfaire sa curiosité, Matera devant compter une trentaine d'églises ayant un certain intérêt. Pour ma part je préfère me laisser guider par le hasard et le charme de la découverte non programmée ! Tenez, par exemple, toute proche de la Piazza maggiore, une façade qui vous étonnera avec sa rampe extérieure qui amène au clocher ; cela intrigue et pourtant … la croix à 8 branches qui figure, est là pour nous donner une explication : elle est le symbole par excellence de l'ordre des Chevaliers de Malte ! Ce qui nous renvoie au passé de Matera à l'époque où de grandes puissances la convoitaient et où il lui fallait trouver des moyens humains pour se défendre, d'où appel au chevaliers de Malte (c'est du reste un des commandeurs de cet ordre qui la fit construire en 1680!) et si à ce moment-là, les Chevaliers de Malte n'avaient plus cette vocation première qu'ils avaient eue, il était bon de la rappeler … et pas la peine d'affabuler sur ce clocher qui pourrait être comparé à un donjon médiéval, et donc lieu de refuge et de protection naturelle !
Un peu plus loin, le palais du gouverneur qui jouxte une autre façade surprenante, celle de Saint Dominique ; de la même époque que la cathédrale, on a un autre exemple de ce style romanico-pugliese, certes sa rosace, à douze rayons (et non 16 comme dans la cathédrale), mais aussi la même structure, les quatre figures l'entourant, jusqu'à la reprise du thème de St Michel terrassant Satan ! A cette élégance épurée, s'oppose la porte d'entrée du Palais du Gouverneur, lui aussi datant du 13ème siècle ; il hébergea un couvent, celui des Dominicains, jusqu'en 1809 … car il fallait bien que La France, en la personne de Napoléon 1er s'empare aussi du Sud de L'Italie, et comme les Lois de la République Française devaient aussi s'appliquer aux territoires annexés, alors ce couvent fut fermé !
Pour revenir à cette façade du palais du gouverneur, force est de nous arrêter sur ce motif qui surplombe la porte ! Il a été sans nul doute rajouté au 17ème voire même début 18ème siècle ; mais quelle perfection dans cette symétrie ! Les deux lions (référence encore à Venise ?), supportant deux volutes amenant directement aux écussons dont peut se réclamer Matera : le pouvoir religieux, il est évident, à gauche, et à droite le civil, beaucoup plus difficilement identifiable ; mais les allusions aux richesses que la terre de Matera peut produire, sont tellement évidentes !
Pour en finir avec les curiosité religieuses, deux autres églises !
Saint-Jean Baptiste, celle-là vous ne pouvez la rater, car elle fait partie de l'itinéraire obligé pour se rendre aux sassi Barisano (4). Encore un autre exemple de l'art romanico-pugliese, datant des 12/13ème siècles ; on regrettera que nombre de statues aient subi les outrages du temps, mais que peut-on attendre de mieux d'une pierre aussi friable ? Et ce qu'il en reste, en particulier des animaux, laisse présager du décor que cette façade devait offrir.
Jetez un coup d'oeil, je vous laisse autel et autres toiles sacrées, je préfère me laisser encore une fois séduire par les chapiteaux ! Et à juste titre ! J'aime ce mélange d'entrelacs d'inspiration païenne (osez les seins nus dans une église !) et de sagesse, le vieillard qui se lisse la barbe !
San Pietro caveoso, dans les sassi Caveoso. Construite aux 13 et14ème siècles sur un à-pic dominant la rivière de la Gravina, elle possède une façade du 17ème siècle, dépouillement classique en totale harmonie avec l'aridité du paysage d'arrière plan. Ce n'est pas elle qui m'intéressera, ni son intérieur malgré un beau polyptique en bois peint, non par contre le plafond ; sa facture le date, vraisemblablement 17ème siècle, il intéresse par l'apparition (j'allais dire enfin!) dans la peinture religieuse de Matera, de représentations musicales, et surtout d'instruments à cordes ; l'artiste semble étonnamment hésiter entre violes de gambe et da braccio, et les instruments qui apparaissent au 17ème siècle, violons et violoncelles, alliant les caractéristiques de ces deux familles.
Enfin une curiosité ne vous échappera pas ; une porte d'église entièrement sculptée de têtes de morts ! Arrêtez-vous y un instant, et vous découvrirez l' « humour » de l'artiste, ou, si vous le préférez, son engagement citoyen : l'égalité de tous devant ce phénomène naturel qu'est la mort puisque on reconnaît aussi bien la tiare pontificale que les couronnes de princes temporels !
Face à un petit marché, où vous trouverez du poisson et des fraises, à un prix défiant toute concurrence, la vraie fraise du Sud italien à 2€ le kilo, un surprenant palais ; à l'examiner, il semble en un état d'abandon proche du délabrement, et pourtant il en jette plein la vue ! Un double nom vous intriguera « leonardo » « Cuscianna » ; commençons notre enquête par ce dernier qui manifestement est un nom propre ; quelques recherches sur internet vous apprendront qu'il y eut, en 1945 une sorte de préfet de la province de Matera à porter ce nom … mais de prénom Ettore ! Voilà qui complique notre recherche ! Quant au prénom Leonardo, nous le trouvons accolé à d'autres noms de familles (Leonardo Venusio en 1803, plus loin encore Leonardo Lacovone en 1763, ou Leonardo Barbone Donato en 1761) J'aime ce genre d'énigme qui permet à la fantaisie de l'imagination de s'exercer ! D'autant que ce palais, totalement inoccupé et privé de la moindre vie possède une architecture étrange : on pourrait la faire remonter à l'art nouveau, ou encore à l'art thermaliste de la seconde moitié du 19ème siècle. Alors à défaut de certitudes, laissons voguer notre imaginaire !
Un palais par contre qui est bien réel, et dont l'histoire est là à notre disposition pour peu qu'on puisse interroger les bonnes personnes, le Palais Lanfranchi. Ne soyez pas étonné qu'il soit si bien entretenu et que sa façade soit si accueillante ! Il est actuellement le siège des services culturels de la région de la Basilicate, et en même temps il abrite quelques salles de peinture dont les œuvres exposées s'échelonnent du 13ème au 21ème. Mais avant ? Cette vieille famille de la noblesse de Matera, a fourni comme partout ailleurs des évêques ; et comme, par souci de prosélytisme, inhérent à toute religion, Vincenzo Lanfranchi, évêque, a voulu construire un séminaire, il fit donc ériger au début du XVIIème ce palais. Cette fonction de séminaire s'acheva en 1864, lorsque l'Unité Italienne fut réalisée et que l'on créa un Lycée … Giovanni Pascoli (qui se souvient encore de sa poésie?) y enseigna quelques années !
Matera comme de très nombreuses petites villes ne cherchent pas à faire illusion, mais elle ne cache pas non plus les quelques toiles qu'elle peut posséder. Il serait donc hors de propos de donner plus d'importance qu'il ne convient à la pinacothèque qu'abrite le Palais Lanfranchi. On ne pourra que rester amusé devant la « naïveté » de certains peintres, et de la façon dont ils représentent des musiciens : c'est beaucoup plus de l'ordre de la décoration que de la réalité musicale ; mais la fonction sociale de la musique est-elle à remettre en cause ?
Vous promenant dans ce centre historique, vous ne manquerez pas de tomber sur le palais du « Sedile » ; la signification de ce mot en tant que « Lieu où siègent des notables », on la doit historiquement à Naples et en particulier aux angevins qui occupèrent toute la partie du Sud de l'Italie (de Naples à La Sicile incluse) du 11ème au 15ème siècles, et qui instaurèrent cette forme d'organisation dès 1268 ; l'on comprend alors que l'on retrouve ce mot à Matera, comme nous l'avons rencontré à Bari.
Ce Palais est devenu dès 1530 le siège du parlement municipal, en quelque sorte nos hôtels de ville modernes ! On ne peut que regretter qu'il soit sale, peu entretenu, et de par trop dégradé … pourtant on arrive à imaginer sa splendeur, tel qu'elle a dû être au départ ; cet élan, avec une ligne de fuite de part et d'autre amenant vers le ciel, originalité des statues surmontées chacune d'une coquille St Jacques, et représentant les quatre vertus (Justice, force, tempérance et prudence) indispensables au bon gouvernement de la cité. On relèvera que ces vertus sont mentionnées un peu partout dans l'Italie de la Renaissance, le meilleur exemple nous étant donné par la fabuleuse fresque qu'Ambrogio Lorenzetti a réalisée en 1338 à Sienne sur ce thème.
Le Palais a été dessaisi de cette fonction de « gouvernement » en 1930, et est devenu le siège du conservatoire de musique et porte le nom d'un compositeur, Egidio Duni (5), qui était né à Matera.
Mais on ne pourra pas quitter matera sans être monté au moins une fois au café qui culmine sur le Palais de l'Annunziata. Ce palais vous ne pouvez le manquer, il est sur la grande place de Matera.
Construit en 1748 pour héberger des religieuse de l'ordre de St Dominique, il a dès les années 186 perdu sa vocation religieuse pour détenir un rôle social laïc très important ; ce fut le siège du Secours Mutuel qui venait en aide aux ouvriers et travailleurs en difficulté ; il hébergea aussi des clubs politiques ; il fut enfin tribunal, écoles primaires et même école normale. Bref, un pôle particulièrement intéressante pour la vie de la cité.
Il est désormais orienté vers des activités plus culturelles, car outre le cinéma communal, il est le centre de la très importante médiathèque provinciale …
De la terrasse du café, profitez d'une soirée lumineuse pour découvrir d'en haut la place et les jeux de lumière sur la fontaine … un étrange sentiment de plénitude vous envahira, et à l'intérieur de vous, une petite voix vous suggérera de revenir passer quelques autres jours dans cette ville dont vous avez tant et tant à découvrir !
1-On admirera les théoriciens de l'art en Italie, qui ont eu le génie de trouver des appellations pour chacune des régions italiennes ; ainsi on a l'art romanico-gotico pisano (j'ai toujours trouvé admirable cette subtile distinction où se mélange deux courants pourtant bien distincts), ici nous avons le romanico pugliese (alors que nous nous trouvons en Basilicate). Quoi qu'il en soit, même si vous vous perdez dans ces subtilités, - et rassurez-vous vous ne serez ni le premier ni le dernier, à commencer par votre serviteur ! - vous serez subjugué par la richesse que toutes ces différentes appellations révèlent.
2-Pour ceux que le culte de St Michel intéresse, soulignons que la genèse de notre Mont Saint Michel (de nouveau breton !) n'est ni plus ni moins que la copie de celle du Gargano !
3-On revient toujours à cette idée première de l'art du moyen-âge et en partie de la Renaissance, où pour bien faire passer le message (peu importe sa nature, et pas forcément uniquement religieuse !) les artistes n'avaient pas d'autre choix que de partir de ce que le peuple pouvait exprimer, ou voir !
4-Deux gandes zones de « Sassi » occupent matera : les sassi « Barisano » et les sassi « Caveoso » ; pour les visiter et les apprécier en prenant son temps, flâner et découvrir quelques-unes des spécialités de Matera, il faut bien compter une demi-journée pour chacune des zones.
5- Ne soyons pas trop pédants ! Pourtant on ne peut oublier que ce compositeur (1708-1775) a vécu une grande partie de sa vie à Paris, qu'il a même été directeur de la Comédie Italienne, qu'il était admiré des encyclopédistes pour l'aisance avec laquelle il mettait en musique la poésie française, réfutant ainsi la thèse de Jean-Jacques Rousseau, selon laquelle la langue française ne pouvait être musicale !