Juillet 1950, un incendie criminel détruisait l'un des joyaux de Kyôto, le Pavillon d'Or du temple Rokuonji. L'incendiaire ? Un jeune bonze novice, de vingt et ans, Hayashi Shôken, encore étudiant.
Cette perte inestimable provoque un choc extrême au Japon. Il est alors tout à fait naturel qu'un écrivain de l'envergure de Mishima s'empare d'un tel sujet et le traite à sa façon !
Et de quelle façon !
Il y a l'apparence de la réalité : celle qu'imposent les faits. La vie du jeune bonze dans les années qui ont précédé son acte inimaginable. Existence matérielle prise en charge, après le décès de son père, par un religieux qui forme de futurs bonzes. Sa vie à l'intérieur de l'institution religieuse et de son cadre, mais aussi à l'extérieur, à l'université qu'il va fréquenter. Mais dans cette vie-là, apparaît déjà une constance, l'omniprésence du Pavillon d'Or, présence qui va fortement influer la personnalité du bonze. Avec une étonnante évolution : d'abord une admiration sans borne pour la beauté que dégage le monument. Il est l'incarnation même du Beau et il diffuse un sentiment de total bien-être. Pourtant, cette incarnation va peu à peu prendre les formes d'une véritable dictature en empêchant le bonze de vivre ses propres impulsions, et donc de réaliser ses désirs les plus profonds.
A ce niveau, c'est la première réflexion sur le Beau qui va frapper le lecteur. Quelle en est la nature pour qu'il puisse à ce point anesthésier celui qui le contemple ? Nous sommes en présence d'une réflexion qui pousse jusque dans ses dernières limites la conception esthétique occidentale : de tout temps, depuis l'âge d'or grec (que l'on pense en particulier à la statuaire de la Grèce antique !) jusqu'à nos contemporains la notion de Beau s'accompagne aussi d'une grande vertu morale celle d' « élever » l'homme, de lui permettre de vaincre ses tendances purement animales, de vaincre la partie nocive en lui, et donc aussi de faciliter la vie en commun. Or chez Mishima cette initiation, si elle existe au début, disparaît bien vite pour devenir une puissance asservissante.
L'on comprend alors que chez le jeune bonze, il y ait progressivement une haine des plus radicales vis-à-vis de ce qui représente le Beau, c'est-à-dire le Pavillon d'Or. Haine allant inéluctablement jusqu'à la destruction de ce symbole. Condition sine qua non pour retrouver sa liberté. Ce qui explique parfaitement que, contrairement à ce qu'il a pu décider, se suicider après l'incendie du Pavillon d'or, le jeune bonze y ait renoncé, car retrouver sa liberté c'est aussi pouvoir continuer à vivre, même si, aux yeux des autres, il doit assumer son acte.
Ce roman nous oblige aussi à plonger dans une autre réflexion ; la relation à autrui ! Si cela est relativement simple en ce qui concerne les rapports intergénérationnels : la révolte du jeune bonze contre sa mère, ou encore contre le père prieur qui a hérité de l'autorité du père génétique, décédé, s'explique : nombre d'adolescents et de jeunes adultes l'ont vécue, et la vivent quotidiennement, il est donc inutile de s'appesantir sur elle, tant elle nous est familière. Par contre, il y a un regard neuf, ou tout au moins original sur la perception qu'a un handicapé sur lui-même. Le jeune bonze a un sérieux handicap : il est bègue, et de fait est incapable de s'exprimer et donc de se faire comprendre comme il le souhaiterait. De même un de ses amis, qui aura une grande influence sur lui, souffre d'un autre handicap, il a les pieds bots, ce qui lui interdit d'avoir les mêmes aptitudes physiques que nombre de jeunes de son âge.
Pourtant, alors que ces deux handicaps devraient couper du monde les deux jeunes gens, et les isoler encore plus, ils vont être au contraire facteurs d'une autre emprise sur le monde lui-même ; le jeune aux pieds bots trouvera des astuces pour lui permettre de mieux séduire les jeunes filles, ce dont il ne se privera pas ! Quant au fait d'être bègue, le jeune bonze comprend très rapidement ce qu'il peut en tirer comme avantage ; celui d'avoir une ambition hors norme ! Même si cette dernière doit se faire au détriment du reste de la société … il ne choisira pas d'être tyran … il se contentera de devenir incendiaire !
C'est donc au milieu de ces réflexions et de l'importance qu'elles vont avoir sur le déroulement des événements que Mushima va tisser la trame de son roman. Et ce avec une maîtrise qui surprend : l'évolution du jeune bonze apparaît comme évidente et inéluctable, alors qu'elle est à l'opposé de ce qu'elle devrait être : par quelle aberration, un jeune bonze peut-il vouloir détruire un temple ? Traduisons en termes catholiques : quel jeune séminariste, aspirant à être prêtre pourrait vouloir incendier une église qui pourra être aussi celle dans laquelle il va exercer ?
Et pourtant cette évolution va paraître normale, comme si cette aberration de la nature devenait normalité, règle courante !
On admirera aussi tout le talent narratif du romancier, toutes les scènes seraient à souligner et à décortiquer pour le démontrer ! Il y a bien sûr d'abord l'aspect purement viscéral, celle qui vous prend « aux tripes » par son intensité émotionnelle, comme par exemple la scène où la jeune Uiko va montrer aux gendarmes le temple où s'est réfugié son amant, un déserteur, futur père de son enfant ; ou encore la scène de l'incendie, ou encore celle où le jeune bonze découvre que le prieur fréquente une jeune geisha, ou encore la scène où il fait visiter le Pavillon d'Or à un américain en goguette en compagnie d'une japonaise … Mais ce qui est passionnant c'est qu'en contrepoint à l'aspect purement émotionnel, la construction narrative tant du cadre que du récit proprement dit est tellement maîtrisée qu'elle apparaît comme le contrepoint objectif à l'objet émotionnel du récit. Se superposent deux niveaux de lecture, apparemment contraires et pourtant en totale harmonie. Réussir à tenir constamment cette double ligne du subjectif et de l'objectif est une véritable prouesse qui force l'admiration.
Un très grand roman donc, qu'on découvrira avec passion, ou qu'on relira avec le même plaisir, dénichant à longueur de chapitres des petits trésors de construction, réflexion, voire poétique.
Il n'y aurait eu mes amis G. et W. Turco, qui m'ont envoyé cette photo du Pavillon d'Or, je n'aurais jamais eu l'idée de replonger dans la lecture du roman de Mishima ... et je serais passé, sans le soupçonner, à côté de très grands moments !
PS Editions Gallimard, collection Folio, 2001, 376 p.