Quel thriller que ce roman ! Il mériterait bien plus que cette modeste fiche littéraire que je commence, et nul doute que dans les années qui vont venir, cet épais roman va susciter de nombreuses études, enfin cela serait éminemment souhaitable.
Quelle en est donc la trame ?
Un jeune garçon, Théo, va visiter avec sa mère (son père les a abandonnés depuis quelque temps) un musée ; elle lui fait découvrir un petit (par la taille 33,5cm x 22,8 cm) chef d'oeuvre de la peinture flamande, et d'un certain Carel Fabritius. Cet artiste, élève de Rembrandt et très vraisemblablement maître de Vermeer a connu une fin tragique puis qu'il est mort dans l'explosion de la poudrerie de Delft (est-il utile de mentionner l'importance de cette ville dans l'histoire de l'art, son bleu n'est-il pas universellement connu ?) Mais en même temps, dans la même catastrophe une très grande partie de la production picturale de Fabritius a été détruite, « Le chardonneret », figurant parmi les très rares œuvres de Fabritius passées à la postérité.
Alors que Théo et sa mère se sont séparés (Théo étant subjuguée par, Pippa -il n'en connaîtra le prénom que plus tard- une jeune fille qu'accompagne un vieux monsieur) se produit tout à coup une cataclysme, une énorme catastrophe à l'intérieur du musée, quelque chose qui ressemble à une gigantesque explosion ; Théo va s'en sortir non sans avoir assisté à la mort du vieil homme qui lui donne une bague …
Et le lecteur va aller de rebondissements en rebondissements , ce qui fait aussi la caractéristique et la fascination des thrillers …
Dans le même temps où il apprendra quelques jours après la mort de sa mère, il va découvrir chez lui le tableau,
Orphelin, puisque son père les avait abandonnés lui et sa mère, il va être hébergé dans une famille d'accueil, les Barbour, qui se trouve être celle d'un de ses camarades d'école,
La bague va lui permettre de découvrir un certain Hobie, dont le métier est de restaurer les vieux meubles que le propriétaire de la bague vendait ; au contact de Hobie, Théo va s'initier au monde des antiquités,
Mais voilà, resurgit le père de Théo, avec sa nouvelle compagne, une certain Xandra ; et notre héros va quitter New York pour aller à Las Vegas où son père a pour principale activité et comme seule source de revenus, le jeu !
Dans cette ville où il est laissé à lui-même, Théo va se faire son seul ami, une certain, Boris , qui est lui-aussi un transplanté … tous les deux vont se livrer à des orgies où l'alcool et la drogue
vont être les principaux moteurs.
Nouveau coup de théâtre, le père, en butte avec la mafia locale, va mourir dans un mystérieux accident de voiture. Théo n'aura d'autre solution que de s'enfuir et il choisira de revenir à New-York, avec bien évidemment, « son tableau », où il va travailler avec Hobie, et se révéler un brillant vendeur et hommes d'affaires, au contraire de Hobie. Malheureusement pour lui, il va se livrer à quelques affaires malhonnêtes, et du coup sera poursuivi par un personnage d'autant plus louche que cet individu a l'air d'en savoir beaucoup sur la fausse disparition du tableau de Fabritius …
Théo semble bien s'en sortir ; pourtant le jour de ses fiançailles avec Kitsey, fille des Barbour (dont on aura pu apprendre auparavant les malheurs avec la mort du père et de Andy dans un naufrage) Boris réapparaît et l'entraîne de force, plus que de gré, à Amsterdam, où il lui apprend tout : il lui a subtilisé le fameux tableau, et s'en sert comme caution pour un trafic important de drogue … sauf que ce coup-ci, le tableau lui a été dérobé, et qu'il faut le récupérer,
La récupération serait presque réussie, si il n'y avait ce grain de sable, Mais la fin, je ne la raconte pas, car elle vaut son pesant d'or, et pour peu que vous ayez accroché au début de ce roman, alors oui, ce thriller mérite bien son nom, ses rebondissements vous auront tellement captivé que vous arriverez, toujours aussi haletant, à la page 689, puis 749 où les deux dernières facéties du sort vous laisseront, pantois, admiratif, que sais-je encore, devant le talent imaginatif de la romancière.
Ce n'est pas rien qu'un tel résumé !
Demandez à ceux qui ont essayé de faire celui de la Chartreuse de Parme, ou, a fortiori, du Comte de Monte-Cristo ?
Au fait pourquoi ces comparaisons ? Sinon pour dire une bonne fois pour toutes que ce que l'on nomme thriller pour définir un genre littéraire (ou cinématographique … encore que cela soit très difficile pour le 19è siècle !!) a tellement de sources dans l'histoire littéraire. Ce qui n'est pas non plus sans nous ravir.
Si j'en crois aussi la définition du mot thriller, c'est aussi la lutte du gentil contre le mauvais. Or dans le cas présent de Dona Tartt, ce roman nous fait naviguer entre les deux notions, mais non point réparties de façon plus ou moins égale entre les différents personnages, non ; par contre ce que je trouve vraiment de bien rendu, c'est que ces deux notions rentrent en conflit à l'intérieur des principaux personnages. Théo, par exemple, n'est pas celui qui représenterait le Bien, et seulement lui ! Que de zones d'ombre n'y-a-t-il pas en lui ; et pas seulement lorsqu'il est en proie aux délires de l'alcool ou de la drogue. Que dire aussi de son ami Boris ? Tous les deux oscillent constamment entre le Bien et le Mal (au point de pasticher la parole de St Augustin, c'est le Bien que je voudrais faire, et c'est le Mal que je fais ! ») ; mais ce qui nous touche, alors qu'on devrait en toute logique les condamner pour leur perversion et la débauche à laquelle ils se livrent sous l'emprise de l'alcool et de la drogue, c'est cette vérité, celle qui provient de leur cœur, et devant laquelle on ne peut que s'incliner, malgré tous leurs errements.
Vous croyez donc avoir tout compris à cette immense suggestion qu'a provoquée en vous ce « Chardonneret » … et puis vous fermez les yeux, vous tentez de vous remémorer les instants très forts de ce roman, et vous ne savez plus lesquels choisir tant il y en a, et à tant de degrés différents. Vous n'aurez que l'embarras du choix, entre les moments où le sentiment amoureux atteint des sommets, cet impossible amour de Théo pour sa mère ou pour Pippa, et plus généralement la nature de ces liens qui peuvent unir un enfant à ses parents ; ces moments d'une intense émotion où l'amitié se révèle bien plus forte que toute convention sociale, et ce sont ces rapports entre Théo et Hobie, ou entre Théo et Boris ; ces moments encore où vous en aurez jusqu'à la nausée de ces plongées dans le tumulte de la drogue (le summum me semble-t-il est atteint dans ces quelques jours que Théo passe à Amsterdam) ; vous vous surprendrez même à remettre en cause vos jugements – là-aussi conventions sociales obligent- sur tous ces phénomènes de drogue et sur ceux, qu'on appelle marginaux qui les prennent à très haute dose ; et que dire de ces moments très rares où Théo côtoie le monde de l'art en compagnie de Hobie ?Il y a là une vérité qui dépasse et de beaucoup celle du simple romancier : l'art est réellement perçu comme une nécessité vitale individuelle et non comme seul lien relationnel entre les humains. Cette vérité apparaît aussi dans les rares et poignants passages où Pippa parle avec Théo de musique, et en particulier de Shostakovitch.
Longue serait la liste de tous ces thèmes sur lesquels l'auteure nous oblige à réfléchir !
En fait la grande force de ce roman, aussi paradoxal que cela puisse sembler, ne se saisit pas au moment où vous le lisez, mais bien dans les jours qui suivent, car il va vous hanter longtemps après que vous en aurez achevé la dernière ligne. Vous vous surprendrez de cette infinie gamme de sentiments auxquels fait appel le roman, vous vous émerveillerez de constater à quel point l'art peut agir et interférer sur votre vie quotidienne, vous ne manquerez pas de sourire devant toutes ces mondanités qui règlent la vie de tant de nos concitoyens, même les écœurements dus aux dérèglements alcooliques, vous sembleront délectables …
et puis toutes ces autres interrogations, insolubles …
Oui, tout est dans ce roman, et écrire ces quelques mots ne fait que commencer le commentaire et toutes les réflexions dont l'humain a besoin pour s'enrichir et être enfin et seulement être.
PS Editions Plon, 2014, 787 p., 23€