J'ai failli tomber dans l'erreur la plus grossière, en n'attribuant au mot chaman que ce seul sens de sorcier que nombre de BD qui ont peuplé mon enfance, lui ont conféré. Erreur qui aurait pu me conduire à la pire des choses : ne pas lire ce roman, ou plus exactement cette partie d'autobiographie.
Galsan Tschinag fait partie du peuple des Touvas qui occupent la partie Nord de la Mongolie, et plus précisément le plateau de l'Altay. L'auteur est aussi le chef et le chaman d'un des clans des Touvas ; dans cette notion de chaman, il y a quelque chose qui échappe à notre entendement occidental, rationnel, une grande partie de l'héritage de notre 19ème siècle scientiste au possible ; si l'on comprend bien Galsan Tschinag, on ne devient pas chaman, c'est un état qui se révèle : manifestations extérieures, l'extase, les rêves prémonitoires, et l'art de guérir. La passerelle avec la sorcellerie existe bel et bien, mais n'est absolument pas dans la tradition mongole.
On comprend alors qu'une telle conception qui fait appel à des caractères innés de l'humain ait pu rentrer en conflit avec les théories marxistes qui dirigent les deux grands voisins de la Mongolie et du Tibet, la Chine et l'ancienne URSS … qui avait annexé la Mongolie, pour l'intégrer à sa fédération sous le nom de République Populaire Mongole … exemple qui sera suivi par la Chine qui s'appropriera dans les années 60 le Tibet !
Certes la Mongolie a retrouvé son indépendance, mais reste gouvernée par un parti, le PRPM (Parti Révolutionnaire du Peuple Mongol) ; ce qui explique aussi toutes les vexations et autres provocations à l'encontre de Galsan Tschinag et de son peuple des Trouvas ; s'il n'en démonte pas le mécanisme d'une façon aussi neutre et « politique », il en montre parfaitement l'essence : ce sont bien deux conceptions de l'homme et de son organisation en société qui s'affrontent. Il n'est pas reconnu comme chef, parce qu'il aurait « intrigué », accompli des tas de manœuvres, écrasé tous ses concurrents, mais bien parce qu'il dispose naturellement d'un certain pouvoir que n'ont pas les autres. En revanche l'exercice de ce pouvoir n'est accepté que parce qu'il est au service de la collectivité dans son ensemble : Galsan ne met pas ses dons pour satisfaire ses propres caprices, mais bien pour permettre à la collectivité qu'il dirige de bien vivre, d'avoir une existence la plus facile possible. Il ne peut y avoir dans un tel système de relation de dominant à dominé, telle que nous pouvons le connaître dans nos civilisation occidentales contemporaines, et dont même la démocratie n'est pas exempte. La seule relation possible est basée sur une estime réciproque : celle d'un peuple vis-à-vis de son chef, parce les talents qu'il manifeste sont pour eux un gage de bonne vie, et pour le « chef » ses propres talents ne font que renforcer l'estime qu'il a pour son peuple, puisque c'est grâce à eux et aux « bienfaits » qu'ils procurent à son peuple, que lui-aussi peut se réaliser.
On comprend alors la grandeur de ces pages, où lorsque Galsan revient au pays, tout son peuple vient non seulement lui rendre hommage, en lui apportant des tas de cadeaux.
Il ne s'agit pas seulement de la vie matérielle, on risquerait vite alors de tomber dans ces notions de clientélisme, de bakchich et autres dessous de tables, si chers à nombre de politiciens véreux et autres homme d'affaires dénués eux-aussi de tout scrupule ; car derrière tous ces dons se cachent une vie spirituelle intense. Là encore, l'auteur ne procède pas par schéma scientifique, il se contente de faits, de ces seuls faits qui lui sont arrivés : les rêves qu'il a pu faire, mais aussi les relations et entretiens avec deux femmes, aspirantes chamans, et qui vont devenir ses élèves.
Il pourrait s'en contenter, mais lui-aussi, malgré tous ses dons a besoin d'une doctrine qui les fonde : et cette doctrine (ce n'est peut-être pas le mot qui convienne, mais je n'en ai pas trouvé de plus approchant !) qui porte un nom, le bouddhisme. Et le bouddhisme c'est le Dalaï-Lama ; croyant ou pas, mystique ou non, on reconnaît la force de cette humilité qui amène Galsan à rencontrer le Maître des Maîtres. Ah, je vois tout de suite mes détracteurs qui vont voir dans mes propos une certaine forme d'idolâtrie. Pourtant il n'est que de lire et relire ces pages où Galsan raconte ses liens avec le Dalaï-Lama, pour se rendre compte que là-aussi la relation n'est pas de dominant à dominé, mais d'estimable à estimable ; les réactions humaines et quasi viscérales du Dalaï-Lama le montrent à la perfection. Loin d'idolâtrie, elles mettent en avant que quelles que soient les positions dans l'échelle sociale, et même si on est au plus haut, on sait rester homme, humain, et que c'est cette participation à l'humain qui doit régir les rapports entre humains.
Un très grand livre dont le principal mérite est de nous ouvrir les yeux sur une autre réalité ; elle n'est certes pas transposable à notre civilisation, mais cela n'a pas d'importance, par contre ce qui est indispensable c'est que nous ayons conscience de sa valeur au moins égale à la nôtre, et que nous ayons la même sagesse que celle qui parcourt toutes ces pages : les autres sont autant estimables que nous, et partant aussi respectables.
Editions Métailié, 2012, 250p., 20,50€