Toujours aussi surprenante la littérature japonaise !
Ito Ogawa ne dérogera donc pas à cette règle : le thème de son roman est non seulement propre à décontenancer les lecteurs les plus rationnels que nous prétendons être, mais la construction même du roman est quelque peu déroutante.
Imaginez, en effet, une histoire au sujet captivant, mais vous le divisez en deux ; et avant d'entamer la deuxième partie vous vous permettez six récits dont les rapports avec l'histoire principale ne tiennent que par la symbolique, rappel d'un personnage symbolique ou encore transposition de situation psychologique ou de situation dramatique. C'est très beau, très bien fait mais le lecteur est quand même désorienté face à la première partie et à ce qu'il supposait être la suite ; et quand il aborde la seconde partie, il n'est plus du tout dans le même état d'esprit …
L'histoire principale, c'est un véritable conte que nous offre Ogawa. Une ancienne chanteuse très populaire, Sumire, devenue grand-mère, va couver dans son chignon trois oeufs d'oiseau qu'elle a récupérés après une tempête ; un seul oisillon survivra. Avec l'aide de sa petite fille, Hibari (alouette), elle va élever cet oiseau ; elles le doteront d'un prénom, Ruban, dont la symbolique signifie que grâce à cet oiseau la grand-mère et la petite fille sont liées à jamais. Il réussira même à parler, quelques mots seulement mais tellement significatifs pour Sumire et Hibari !
L'oiseau n'échappera pas à cette règle de la nature : retourner dans son milieu naturel.
Ici interviennent les intermèdes ; une jeune femme qui ne se remet pas de la mort de son enfant et qui veut quitter son mari, mais intervention d'un oiseau (mais avant de comprendre le lien avec l'histoire principale, en dehors de l'oiseau, il faudra attendre la fin du roman, pour voir les rapports possibles. entre cette jeune femme et Sumire).
Suivent deux autres courtes histoires dont on retrouve les liens entre l'humain et l'oiseau.
La quatrième pause, c'est une histoire beaucoup plus longue ; il y a sans nul doute un parallèle à faire entre le personnage central, une peintre qui, bien qu'elle se sache condamnée à une mort rapide, accepte d'illustrer la première page d'un journal, et Sumire ; le domaine artistique permet ce rapport d'autant qu'à Hibari, correspond aussi une jeune femme, cette responsable du journal qui rend plusieurs fois visite à l'illustratrice.
Les deux autres histoires reprennent la thématique de l'oiseau, mais associée à la notion de voyage et à celle d'un grand bouleversement, un tsunami. On en comprendra le sens, comme celui des quatre récits précédents, dans les pages qui suivent et qui nous ramènent à la fin de l'histoire de Sumire et de Hibari.
Le temps a passé, elles ont vieilli de quelques dizaines d'années ; Sumire est sur la fin de sa vie et elle va livrer le grand secret de sa vie à sa petite fille : un amour impossible qu'elle a eu lorsqu'elle était à Berlin pour perfectionner son art vocal ; cet amour avait un nom Hans, plus âgé qu'elle, boulanger et surtout violoniste amateur. Le malheur a voulu qu'il habite presqu'en face d'elle, et dans la tristement célèbre rue Bernauer ; nous sommes en 1961, et le malheur a aussi voulu que le mur de Berlin passe par cette rue, devenant ainsi l'obstacle infranchissable entre Sumire et Hans. Ils ne se reverront jamais plus et Sumire restera fidèle à jamais à cet amour, adoptant et élevant un enfant à la place de celui qu'elle aurait voulu avoir de Hans.
Hibari ira disperser une partie des cendres de Sumire à Berlin.
La fin du roman fait appel au fantastique fabuleux : Hibari et Ruban vont se rencontrer une dernière fois et sauront partager quelques rares moments d'une émotion d'une force exceptionnelle !
On n'abandonne pas facilement un tel roman.
D'abord par cet univers humain que l'auteure nous décrit avec une invraisemblable tendresse ; la complicité de Sumire et de Hibari est exceptionnelle en ce sens qu'elle reflète parfaitement tout ce à quoi nous avons pu aspirer étant jeunes. Et parallèlement tout ce que peuvent souhaiter les personnes d'un certain âge. Ogawa fait preuve dans les deux cas d'une finesse d'analyse et de description particulièrement émouvante ; et je serais surpris que tout au long de ce roman, vous n'ayez pas par moments quelque humidité à l'oeil ! Il y a dans ces relations entre les différents héros et les liens qui sont tissés avec les oiseaux comme une espèce de contrepoids à l'univers de plus en plus mécanique et déshumanisé que nous vivons. On se pose longtemps la question ; serait-ce une espèce de réaction nostalgique ? Peut-être, mais ne faut-il pas voir dans ces rapports entre l'humain et l'oiseau une autre signification : abandonner les tabous sociaux, s'évader de nos structures mentales rationnelles et par voie de conséquence rigides, pour retrouver cette naïve fraîcheur de notre enfance, évocation à peine entrevue d'un paradis perdu ?
Et la valeur de ce roman, pas si décousu qu'il peut en avoir l'air, lorsque qu'on réussit à retrouver les liens symboliques entre les récits intermédiaires et l'histoire principale, la valeur principale donc c'est cette force poétique qui parcourt ce roman ; la part la plus évidente, bien sur, c'est ce lien entre l'oiseau et l'humain et la façon dont il devient presque humain (n'osons quand même pas le paradoxe d'écrire que les humains deviennent presque oiseaux !). L'autre part tout aussi évidente c'est l'art avec laquelle Ogawa fait intervenir les sentiments humains : la tendresse, l'affection et l'amour, trois registres différents d'un même état.
C'est beau, très beau, écrit avec une très grande simplicité (un très grand coup de chapeau à la traductrice). Un roman qui dépasse largement le cadre régionaliste de l'Asie pour faire partie de la littérature universelle.
Editions Philippe Picquier, 2014, 283 p., 19,50€