Sissel et Hallstein, deux adolescents, vont vivre une très étrange nuit, en l'absence de leurs parents. Ils voient arriver à l'improviste une famille d'inconnus qui leur demande l'hospitalité, une jeune femme, Grete, étant sur le point d'accoucher. Le Beau-Père et père de cette tribu, sous des aspects débonnaires, semblent un vrai despote : il a obligé Kristine, sa femme, au mutisme absolu et l'a convaincue qu'elle était paralysée et donc dans l'impossibilité de se déplacer sans une aide extérieure. Son fils Karl, le mari de Grete, imprévisible et violent, contribue à créer une atmosphère tendue ; quant à Gudrun, elle demeure énigmatique et fascine le jeune adolescent qu'est Hallstein.
Il y aura bien naissance, Hallstein ayant réussi à faire venir une sage femme.
Mais il y aura aussi une mort inexpliquée, Kristine.
Etrange nuit donc, mais aussi très étrange roman. Malgré une avalanche de dialogues, de mots dits, on reste constamment dans le domaine du sous-entendu. Seuls quelques faits sont réels -comme l'accouchement, ou l'accident d'auto du Père -, mais l'essentiel est ailleurs ; et dans un ailleurs qu'on n'arrive jamais à pénétrer. Kristine, par exemple, ou encore le père, vont demander à Hallstein de les aider ; mais en quoi, pourquoi ? Cela, le lecteur l'ignore … comme Hallstein lui-même.
C'est d'autant plus déroutant qu'eux-mêmes, Kristine ou le Père, semblent savoir ce qu'ils veulent, tout en simulant le contraire ; c'est bien plus que troublant, c'est angoissant, car par delà cette faconde qui anime la totalité de ce roman, l'on perçoit comme une impossibilité à communiquer. Il y a comme un côté absurde, d'un part des mots qui voudraient être porteurs de sens, et d'autre part ils sont privés de signification puisque autant les héros que les lecteurs n'arrivent à les comprendre.
Angoisse rendue encore bien plus forte que les craintes (mais lesquelles ? Puisqu'elle refuse de les dire) de Kristine vont déboucher sur sa mort : mais comment ? Meurtre, suicide, ou tout simplement mort naturelle, cela non plus on ne le saura jamais … pire, cela ne semble avoir aucune importance, comme le prouve l'attitude de son mari, d'une très bizarre désinvolture ! Encore que, et là on reste dans le domaine du non dit : il joue celui qui sait que Hallstein connaît les raisons de la mort de sa femme, mais ne veut pas les dire, alors que le lecteur lui, sait pertinemment que Hallstein ignore tout de cette tragédie.
Mais cette absence de communication ne concerne pas que le domaine des mots. Il y a aussi celui beaucoup plus tenu du lien qui peut d'une façon toute sensuelle s'établir entre deux êtres. La tendresse trouble ente Hallstein et sa sœur Sissel dont on ne distingue pas la frontière d'avec ce qui pourrait se transformer en amour interdit ; mais aussi cette confusion elle-aussi très trouble qui va bientôt attacher Hallstein à Gudrun, qu'à tour de rôle chacun des deux va accepter, désirer même, puis rejeter. Par delà une réserve toute moralisante, transparaît quelque chose de beaucoup plus dramatique : l'impossible partage entre deux êtres, vouant chacun d'entre nous dans une désespérante solitude.
C'est sans doute tout cela qui fait la très grande force de ce roman ; l'auteur tente de se réfugier dans quelques subterfuges, certains d'une intense poésie, comme la création toute imaginaire que fait Hallstein d'une Gudrun qui serait sa confidente idéale, avant même que par le hasard n'arrive chez lui, une vraie Gudrun ! ; mais ces fuites en avant, comme l'agitation verbale du Père, ne résistent pas à ce qui fait le fond de ce roman.
Pessimisme ? Je n'en suis pas si sûr ; et je m'en voudrais d'appliquer à un roman norvégien une grille de lecture un peu trop méditerranéenne ! Plus qu'un pessimisme, on retrouve plutôt l'aspiration à une contemplation des choses et des êtres humains, en dehors de toute superficialité verbale ; les quelques « escapades » que fait Hallstein tant avec Sissel qu'avec Gudrun, prouvent à l'évidence que pour établir une communion (entente entre deux êtres et/ou la nature), il n'est pas besoin d'un code où les mots seraient un obstacle plutôt qu'une facilité à communiquer.
J'ai toujours aimé Vesaas. Sans doute parce qu'il surprend constamment, tant par ses sujets que par la façon qu'il a de les traiter. Il fait partie de ces auteurs qu'on voudrait pouvoir lire dans le texte, pour mieux s'immerger encore dans son univers … force nous est de nous en tenir à la traduction ; mais force nous est aussi de reconnaître qu'à défaut de pouvoir en juger impartialement, elle est suffisamment suggestive pour nous faire aimer Vesaas.
Tout rentrera dans l'ordre, au matin.
PS Editions Cambourakis, 2015, 224 p., 21€