L’Europe, à la veille de1848, bouge un peu partout. La France, pour qui l’année 1847 a été une année très difficile avec notamment une grave crise agricole, mais aussi, là on s’y attend le moins, dans les Etats Pontificaux ; le nouveau pape Pie IX, élu en 1846, perçoit l’air du temps, et dès le 19 avril 1847 prend des mesures qui vont frapper : la liberté aux juifs, la création d’une garde civile, la liberté de circulation des journaux … et surtout il met en place la constitution d’une Ligue Douanière entre les Etats Italiens Unitaires (c'est-à-dire ayant une vocation à créer une unité territoriale !), ce qui aura une très grande répercussion chez tous les Libéraux et autres Républicains : pour la première fois dans son histoire, l’Eglise prenait officiellement position en faveur de thèses politiques libérales et patriotiques. Du reste, il ne s’y trompa pas, notre grand Victor Hugo qui, en janvier 1848, prononça, à la Chambre des Pairs, un éloge très remarqué de ce pape.
Forts de cette caution morale et politique (il ne faut pas oublier que le Pape dirigeait ce qu’on appelait les Etats Pontificaux, constitués pour la plupart de l’actuelle province du Latium – Rome- !, de l’Emilie Romagne, et de l’Ombrie), les révolutionnaires italiens s’enhardissent.
Et l’on aura deux grands centres, l’un au Sud, avec la révolution de Palerme, contre les Bourbons du Royaume de Naples et des deux Siciles, l’autre au Nord contre les Autrichiens qui occupent Milan et toute la Vénétie.
Au Sud, ce sera sans doute plus facile : les Palermitains font savoir par voie de tracts dès le 9 janvier que le 12, commencera la révolution contre la monarchie absolutiste représenté par Ferdinand II ; le tract distribué vaut vraiment la peine :
« Siciliens ! Le temps des prières est passé inutilement. Inutiles, les protestations, les suppliques et les pacifiques manifestations. Ferdinand II a tout méprisé ; et nous, peuple libre, réduit aux chaînes et à la misère, nous tarderions à reconquérir nos droits légitimes ? Aux armes, fils de Sicile ! La force de tous est toute puissante : l’union des peuples est la chute des rois. Le 12 janvier à l’aube commencera l’époque glorieuse de l’universelle régénération. Palerme accueillera avec transport tous les Siciliens qui se présenteront pour soutenir la cause commune, pour établir des réformes et créer des institutions conformes au siècle, voulues par L’Europe et par Pie IX. Union, ordre, obéissance aux chefs, respect de toutes les propriétés ; que le vol soit déclaré trahison de la Patrie et, comme tel, puni. Celui qui manquera de moyens en sera pourvu. Avec ces principes, le Ciel secondera cette très juste entreprise. Siciliens, Aux armes ! » (1)
Ils étaient prévenus les Bourbons, eh bien leurs forces n’ont pu résister à ce formidable assaut populaire… et ont préféré fuir, abandonnant la Sicile à son sort.
Il faut dire que les Siciliens ont fait très fort : le 12 janvier c’était le jour anniversaire du roi ! Ah le sens du théâtre et du drame, c’est inné chez eux ! la foule dans les rues, qui pouvait imaginer que c’était la révolution en marche ? et il s’y trompa le brave général qui commandait la place forte de Palerme, lui qui crut, quelques instants, que le peuple s’amassait pour fêter l’anniversaire du roi.
La bataille de Palerme dura jusqu’au 26 janvier ; avec son cortège d’actes héroïques, de paroles historiques, comme l’Histoire sait en rapporter ou même en fabriquer : à un dérisoire compromis (où il était entre autres questions de réserver aux seuls Siciliens les places de fonctionnaire !) le président du Comité Général, dont s’étaient dotés les révolutionnaires, répondit avec une superbe grandeur qu’ils ne déposeraient les armes que lorsque la volonté populaire d’avoir une constitution spécifique et un gouvernement sicilien serait
satisfaite.
Entre temps, les autres importantes cités de Sicile se rebellent à leur tour, de Trapani à Messine en passant par Caltanissetta.
Et le 26 janvier, défaites, les troupes royales quittent l’île.
Naples dès le 26 janvier se met à manifester, et le roi Ferdinand II sera contraint de promouvoir le 24 février une nouvelle constitution s’inspirant largement de celle de 1830 en France …
L’Histoire retiendra que le gouvernement provisoire instauré à Palerme ne voudra pas de cette constitution … mais en attendant
Que se passe-t-il au Nord ?
N’en déplaisent aux fervents et farouches partisans du Sud, il n’empêche que les mouvements « révolutionnaires » sont bien partis du Nord et en particulier de Milan.
Dès 1847, ce sont tracts clandestins, hymnes à Pie IX, qui circulent dans tout Milan ; pire, la Scala est même boycottée par les Milanais, abandonnant leur scène de prédilection aux seuls Autrichiens ! Mais fin décembre quelques républicains conçoivent, dans l’atmosphère enfumée et enfiévrée d’un bistrot une stratégie pacifique particulièrement payante : attaquer les Autrichiens dans ce qu’ils ont de plus cher, leur portefeuille. Ils ont le monopole du tabac et des cigares ? Ce qui leur rapporte la somme colossale de 5 millions de lires. Bien, à l’appel d’un mystérieux Comité qui n’existe que dans la tête des Milanais et des officiers de police autrichiens, les Républicains réussissent à convaincre les Milanais de ne plus fumer du tout de cigare. Et de le montrer le 1er janvier : estomaqués, les officiers autrichiens qui déambulent dans les lieux de promenade de constater que pas un seul Milanais ne fume.
Provocation insoutenable que ne peut un seul instant admettre le directeur de la police autrichienne qui publie alors un arrêté le 3 janvier :
« contre les auteurs de la manifestation contre le fait de fumer ; auteurs définis comme personnes inquiètes et violentes ; et qu’en conséquence sont interdits toute cocarde, tout symbole, tout Vive Pie IX (2) ; et que la police n’aura aucune faiblesse vis-à-vis des contrevenants » (3)
Mais il y a pire ce 3 janvier ; le comte Josef Radetzky, supprime la défense qui est faite aux soldats autrichiens de fumer en dehors de leur caserne et va distribuer quelques 30.000 cigares, plus quelques pièces, histoire qu’ils aillent provoquer les Milanais ! Evidemment, cela fonctionne parfaitement ; le point de départ, comme dans le livret du plus dramatique des opéras : un ramoneur est arrêté, dans la rue, par un soldat croate qui veut, de force, lui mettre un cigare dans la bouche ; et comme le Conseiller Manganini s’interpose, criant :
« Vous tuez un innocent »,
le soldat pris de fureur le tue d’un coup de sabre ! C’est alors le déferlement d’une violence insoupçonnée, et le soir de ce 3 janvier on relèvera 6 morts dont un enfant de 4 ans et une personne âgée de 74 ans ; on dénombrera aussi quelques 56 blessés soit par sabre soit par baïonnette.
Les évènements vont s’enchaîner ! Quand les Milanais apprennent que le roi Ferdinant II a promulgué, le 27 janvier, une nouvelle constitution, sous la pression des émeutes siciliennes, les Milanais exultent et, qu’ils soient riches ou pauvres organisent une immense fête dans Milan, fête qui se conclut par une grande cérémonie religieuse avec un Te Deum solennel dans leur cathédrale.
C’en est trop pour Radetzky, qui prend des contre mesures … dignes de la plus désopilante des opérettes : il fait interdire le port du chapeau à la Calabrese (un des symboles des républicains en relation avec la victoire des siciliens !).
Et ce sera le coup de pouce : les Français osent chasser en février 1848 leur roi, Louis-Philippe, et proclamer la République !
Désormais à Milan, l’épreuve de force atteint son apogée ; on crée un comité de guerre, et certains de ses membres se dirigent vers le palais du vice-gouverneur autrichien, O’Donnell ; sur leur chemin, une foule de plus en plus nombreuse, les suit ; et la garde ne peut empêcher ce tourbillon d’envahir le palais. Le Comité obtient que O’Donnell promulgue trois décrets : armement de la garde nationale, la suppression de la police autrichienne, et de confier au Comité la charge de veiller à la sécurité à Milan.
On connaît la suite, le peuple s’arma, puisque les fusils promis par le voisin Charles Albert, Prince de Savoie, n’étaient pas arrivés ; et le 19 commença pour Radetzky la plus cruelle des dés illusions : il était tellement persuadé qu’il lui suffirait d’apparaître en armes sur son beau cheval, pour qu’aussitôt cesse toute rébellion ! Il n’en eut pas le temps, ses troupes furent non seulement prises à partie mais furent obligées de se replier ; on dressa de nombreuses barricades, et le 22 au soir Milan était une ville libre, aux mains de ses citoyens.
Et comme dans toute révolution, nombreuses furent les anecdotes qui ne cessèrent jusqu’à nos jours d’enflammer les esprits ; on dit par exemple que lorsqu’on captura le conte Bolza, l’un des principaux outils de la police autrichienne, certains réclamèrent son exécution immédiate, et l’on demanda conseil à Carlo Cattaneo (4), l’un des principaux chefs de la rébellion ; celui-ci eut alors ce mot :
« Si vous le tuez, vous faite une chose juste, si vous lui laissez la vie sauve, vous faites une chose sainte »
Que fit le peuple devant une telle réplique qu’aurait pu être dans la bouche de tous les héros verdiens ? Il sut être généreux, et il laissa la vie sauve à l’infâme Bolza !
On mentionne aussi tel autre ouvrier, qui blessé à mort sur une barricade, eut le temps de murmurer qu’on rapporte ses pistolets à l’armurier à qui il les avait volés quelques instants plus tôt.
Malheureusement, l’Histoire aura de ces rebondissements dont elle est familière, mais il est trop tôt pour les évoquer.
Inutile de dire que les évènements de Milan sauront inspirer d’autres villes et enflammer d’autres patriotes : ainsi quelques embryons de révolte, le 6 Janvier à Livourne et le 9 à Pavie, toutes les deux réprimées, comme il se doit, avec des morts et blessés ; et aussi le peuple vénitien qui, dès mars, s’opposera avec force aux Autrichiens. C’est aussi ce qu’écrit, enthousiaste, Piave, le librettiste de Verdi.
Et justement Verdi, que fait-il durant ces moments intenses ? Quand éclate la « guerre » du cigare, il est à Paris, où il lui faut régler quelques gros détails sur ses productions. Mais il suit avec une très grande attention tout ce qui se passe, aussi bien en Sicile que surtout à Milan. Il rentre à Milan le 5 avril. Comment ne pas comprendre que, lui, l’homme de théâtre, de l’opéra, ne peut que s’enflammer devant une situation qui n’est pas sans lui rappeler celles qu’il a déjà mises sur scène ! Et c’est ainsi qu’il se confie à son ami et librettiste, Piave, le 25 avril :
« Tu me parles de musique ? Mais où as-tu la tête ? Penses-tu qu’en ce moment je m’occupe de notes et de sons ? En 1848, nulle musique ne saurait plaire davantage aux oreilles italiennes que le son du canon !… Je n’écrirais pas une note pour tout l’or dumonde ; j’aurais un immense remords à consommer du papier à musique, qui excelle à faire des cartouches. Bravo, mon Piave, bravo à tous les Vénitiens, oublions nos querelles de clocher ; tendons-nous une main fraternelle, et l’Italie redeviendra la plus grande nation du monde. »
Il n’est malheureusement pas d’une grande utilité ; malade et surtout perclus de rhumatismes articulaires, il était hors de question qu’il s’enrôle dans cette garde civile si utile pour défendre et protéger Milan ? Orateur, tribun à la façon d’un Mazzini (5) ou d’un Cattaneo (4), encore moins ; il ne sait que manier le langage de la musique, et là, il excelle.
Les évènements le travaillent, il lui faut rendre hommage à ces mouvements de libération, certes éphémères encore, mais dont il n’est pas besoin d’être un grand devin, pour pressentir qu’ils seront rapidement victorieux. Il lui faut un sujet bien sûr historique mais qui ait surtout un rapport étroit avec la situation présente ; et il le trouve dans la fameuse bataille de Legnano : dans
cette commune lombarde, les troupes du Saint empire Germanique commandées par Frédéric Barberousse s’opposèrent, le 29 mai 1176, aux armées de la Ligue Lombarde ; Frédéric Barberousse fut vaincu.
Le livret de Salvatore Cammarano le satisfait, ou tout au moins, car dans le récit de sa vie, Verdi ne montre pas qu’il y ait eu des problèmes avec le librettiste, il peut se mettre à la composition de l’opéra… temps qu’il partagera avec de nombreux voyages pour ses opéras, mais aussi à Bussetto où des affaires familiales l’appellent en mai ; il ne faut pas l’oublier, Verdi reste et restera toujours un homme de sa terre ; il aura besoin de se réfugier dans sa « villa » (à prendre au sens latin du terme et non d‘aujourd’hui ; car c’est une véritable petite entreprise agricole qu’il gère avec beaucoup d’efficacité) … et puis il y a la Strepponi …
Quoi qu’il en soit, on retrouve Giuseppe Verdi de nouveau à Paris en août. C’est là qu’il apprend la terrible nouvelle, la défaite de Charles Albert, le 4 août à Donato contre les Autrichiens ; il failli même être fait prisonnier à Milan. Il demanda un armistice, et … Milan redevint peu de temps après autrichienne.
Verdi en est complètement bouleversé et d’autant plus ulcéré que l’adresse (adresse que Verdi a signée !) au gouvernement français envoyée par les gouvernementsprovisoires de Lombardi et de Vénétie et qui demandait explicitement l’engagement et le soutien des autorités françaises n’eut aucun effet !
« Vous voulez connaître l’opinion de la France sur l’Italie ? Qui n’est pas hostile est indifférent. J’ajoute que l’idée de l’Unité italienne épouvante ces hommes, petits et nuls, qui sont au pouvoir. La France n’interviendra certainement pas par les armes… Il me paraît impossible d’espérer en la France. En un mot la France ne veut pas d’une nation italienne. »
C’est ce qu’il écrit complètement désabusé le 24 août à la comtesse Maffei.
Il ne lui reste plus qu’à se réfugier dans la musique.
(1) Cité
par : http://cronologia.leonardo.it/storia/a1848l.htm
(2) Comme pour les évènements de Sicile, l’influence de l’attitude libérale de Pi IX est manifeste
(3) cité par : [email protected]
(4)Carlo Cattaneo (1801-1869), juriste, élève de Romagnosi ; enseigne le droit, puis se lance dans la réflexion politique et dans l’action ; il eut une part très importante dans les 5 journées de Milan ; mais lorsque les Autrichiens reprirent Milan, il se réfugia en Suisse ; il ne retourna à Milan qu’en 1859, une fois que cette dernière avec l’aide de Napoléon III ait été libérée des Autrichiens. Il se rendit à Naples en 1860 pour rencontrer Garibaldi et tenter de voir avec lui comment réaliser une Italie Fédérale …
Déçu par Garibaldi, il retourne en Suisse à Castagnola où il meurt. Ses cendres seront transférées quatre mois plus tard à Milan.
(5) Giuseppe Mazzini (1805-1872), philosophe, journaliste, conspirateur. Ses idéaux républicains l’opposèrent à toutes les monarchies et princes qui pouvaient gouverner sur l’Italie du 19e siècle ; il fut avec Cavour, Garibaldi, l’un des principaux artisans de l’Unité Italienne. Il participa à la première république romaine du 29 mars au 1er juillet 1849.
Parmi ses nombreuses phrases célèbres :
« Finché, domestica o straniera, voi avete tirannide, come potete aver patria? La patria è la casa dell'uomo, non dello schiavo.” (Tant que vous avec la tyrannie, intérieure ou étrangère, comment pouvez-vous avoir une Patrie ? La Patrie c’est la maison de l’homme, non de l’esclave.”
Outre les références données lors des précédents épisodes, il convient d’ajouter pour l’évocation des journées de Milan, l’excellent ouvrage suivant :
Professeur Baldi : Les Cinq Journées de Milan, Edition Nerbini, Florence 1905 (et que l’on peut consulter librement sur Internet)