Benjamin Britten : Le Tour d’écrou
J’avais lu autrefois la nouvelle de Henry James, dans le même temps que j’avais découvert l’opéra de Britten donné sur Arte. L’œuvre – c’est-à-dire aussi bien la littéraire que la musicale – m’avait tellement fasciné que je m’étais bien promis d’assister à cet opéra dès que l’occasion m’en serait donnée.
On a tellement l’habitude d’opposer le 19e siècle, le siècle de Opéra par excellence, au 20e qu’on fait injure à tous les grands noms qui le siècle dernier ont enrichi le catalogue opéristique de purs joyaux : de Debussy à Berio en passant par Berg ! Et sans oublier peut-être le premier d’entre eux, Benjamin Britten !
Je ne saurais qualifier l’initiative du Théâtre de Rennes d’avoir programmé la production de l’Opéra National de Bordeaux,
Je ne saurais non plus qualifier cette production elle-même, tant, lorsqu’on sort de cette représentation on est rempli d’une musique et d’une dramaturgie exemplaires.
Je ne pouvais dire autre chose : « que c’est beau ! » tant j’étais dans l’incapacité d’analyser le moins du monde tout ce qui faisait l’excellence de ce à quoi je venais d’assister. Mon esprit et mon être tout bouleversés qu’ils étaient encore de ces voix et de cette musique uniques, se refusaient à sortir de ce cocon de bien-être absolu pour tenter d’en trouver les raisons.
Et pourtant elles sont bien là, celles qui ont produit un tel chef d’œuvre !
A commencer par cette unité totale qu’il y a entre texte et musique : une fusion telle qu’on pourrait croire que les auteurs en sont les mêmes, malgré le demi-siècle qui les sépare : l’apparente légèreté du début qui peu à peu se transforme en appréhension puis drame, la musique la reproduit avec une fidélité étonnante, l’épouse même jusque dans ses moindres développements ; à preuve le contraste saisissant entre le prélude, presque badin, et la conclusion de l’opéra, en quatre (ou cinq, je n’ai pas compté !) accords très brefs et en mezzo forte soulignant s’il était en était nécessaire la vanité de toute expression face à la mort, et à la fin de l’innocence. Ou encore cette inimaginable fusion entre le piano réel, dans la fosse, et le virtuel sur scène : placé comme je l’étais, je pouvais voir les mains de la pianiste dans la fosse et celles du gamin sur la scène … mais où était donc la réalité ?
Que dire de cette tension dramatique qui part de presque rien, (une situation des plus banales fin 19e siècle dans une bourgeoisie au faîte de sa grandeur, une gouvernante chargée de pourvoir à l’éducation de deux orphelins.) mais qui fait émerger des faits d’envoûtement et d’une vengeance qui se veut implacable sur les deux enfants. J’ai presque regretté de connaître cette histoire, car je suis intimement convaincu qu’à l’écoute de la seule musique on pouvait, même sans connaître le moindre mot d’anglais, deviner les péripéties de la trame.
Musique de la voix ! C’est sans doute un lieu commun que de dire que Britten savait écrire pour la voix ; mais là, comme dans son premier opéra (un autre chef d’œuvre !) Peter Grimes, les voix sont traitées … impossible à définir cette impression à la fois de total naturel, de maîtrise absolue tant dans la technique que dans l’expression : oui, d’une beauté absolue. Britten explore toute cette palette vocale dont rêvent tous les amoureux de la voix ; des vocalises envoûtantes de virtuosité à la complainte nostalgiquement langoureuse, ou encore aux dialogues vocaux croisés du quatuor, nous avons droit à un véritable festival vocal. Tous, du ténor Paul Agnew à la soprano Marie-Adeline Henry-Delhoume, en passant par Hanna Schaer ou Cécile Perrin ont été éblouissants, et tout autant excellents … mais alors que dire des enfants et en particulier de celui qui tenait le rôle de Miles ! Arrivé à 12 ans (peut-être 13, je n’ai pas vérifié !) mais avoir une telle maîtrise, une telle présence, un tel sens de la musique et du drame, et donc une telle maturité … saisissant. La réputation de la Maîtrise de Paris n'est plus à faire, mais voir qu’un de ses membres est capable d’un tel résultat, alors là mon admiration envers son chef n’en est que plus grande.
Musique des instruments ! Ma première réaction, lorsque j’ai vu la fosse, a été d’incrédulité : si peu d’instruments ! 11 solistes, représentant toutes les familles de l’orchestre ! Oui incrédulité et pourtant quand on entend le résultat, on a peine à imaginer que Britten ait pu se contenter d’un si petit effectif : il nous donne tous les effets d’un grand orchestre, avec le raffinement d’une percussion particulièrement développée.
Musique qui colle parfaitement au texte, mais qui, en même temps a une vie propre dont la richesse provient du fait qu’elle explore à fond tous les domaines : les timbres, les variations rythmiques, les nuances, la bi-tonalité, ou même carrément l' atonalité. On est aux antipodes d’une musique de recherche, tout au contraire on est en présence d’un compositeur qui a su assimiler toutes les recherches de son temps pour créer son propre langage ; et le moins qu’on puisse dire c’est qu’il est porteur d’une richesse émotionnelle unique.
Un grand coup de chapeau au chef dont j’ignorais, à ma grande honte, le nom : Tito Munoz, dont le parcours musical est déjà fortement impressionnant. Une très grande personnalité qui a su tirer le meilleur de cette partition déjà si riche !
Et cerise sur le gâteau, le décor et la mise en scène qui ont su parfaitement s’intégrer à l’opéra. Aucune tentation moderniste ou avant-gardiste de mauvais aloi, comme se plaisent à cultiver certains metteurs en scène de renom (hélas !), simplicité et efficacité semblent avoir présidé à la conception, tout étant fait pour permettre au spectateur de rentrer dans la moindre difficulté dans l’univers de Britten, et en ce sens c’est totalement réussi ; avec bien entendu un clin d’œil, l’utilisation à deux moments d’une loge ou du parterre pour mieux rendre compte des évènements dramatiques.
Merci donc à l’Opéra de Rennes pour cette très très grande soirée, une de celles qui vous marquent à jamais et dont vous n’êtes pas prêts d’oublier toutes les émotions procurées.