Pascal Bresson-Erwan Le Saëc : Bugaled Breizh
Il faut être breton pour se souvenir encore et toujours de ce nom. Breton d'origine ou de cœur, peu importe, mais partager ce caractère que possèdent les hommes de cette bande côtière de quatre kilomètres de profondeur qui longe les centaines de kilomètres de mer de la Bretagne.
Bugaled Breizh, ne me demandez pas quelle en serait la traduction française ! Il me suffit de savoir qu'un chalutier a porté ce nom jusqu'à ce jour de janvier 2004, où, en 37 secondes, il a coulé au sud du cap Lizard, au large des côtes de la Cornouaille.
Je ne suis que très partiellement breton et marin, mais j'aime ce pays et sa mer ; et tous les deuils qu'elle engendre, volontairement ou non, sont un peu les miens. Alors oui, je me souviens très nettement de cette tragédie, des atermoiements de la justice, de la main mise de la grande muette, du déni de vérité qu'ont cultivé de nombreux mois et aussi années, les têtes galonnées comme les responsables politiques et judiciaires.
Oui, je me souviens des articles d'Ouest-France, et de ceux du Canard Enchaîné, entre autres !
Alors comment n'aurais-je pas ressenti un certain choc devant cette BD qui vient de sortir et qui était présentée à Quai des Bulles ?
C'était une gageure que de vouloir retracer la complexité d'un tel événement en seulement 144 pages (une page de BD n'a rien à voir au niveau textuel, avec une page d'un documentaire ou d'un roman !). Et pourtant les deux auteurs ont réussi ce tour de force : démêler cet écheveau et mettre en lumière toute sa trame.
Le fait est brutal : sombrer en 37 secondes, et rejoindre le fond en 1'30'' restent quelque chose d'incompréhensible pour tous ces hommes qui ont l'habitude de la mer et de tous ses dangers. Les premiers éléments avancés par la justice et quelques experts, le fait entre autres que le chalut aurait crocheté le fond, ne tient absolument pas la route ; comme du reste, l'autre explication avancée, une fois que la première se sera révélée totalement … fausse, à savoir un abordage avec un gros cargo … qu'on mettra cinq mois avant de pouvoir l'examiner … mais des explications fournies par un autre chalutier, l'Eridan, qui pêchait non loin de là, personne n'en aura cure, elles ne seront même pas notées par le juge d'instruction ! Mais de l'attitude quelque peu bizarre d'un hélico quelques instants après le drame, personne ne voudra se soucier.
Pourtant, l'entêtement des Bretons saura faire vaciller l'administration la plus impitoyable qui soit, la judiciaire, qui ordonnera le renflouement de l'épave : et alors, là, malgré toutes les dénégations de la grande muette, l'armée et en l'espèce, la marine, la vérité sera là, éclatante, et révélée par l'IFREMER, le Bugaled Breizh n'a pu sombrer qu'entraîné par un sous-marin.
La BD s'arrête à cet instant, parce que le journaliste teigneux (on admirera l'astuce de auteurs de la BD qui ont inventé ce personnage fouineur par excellence !) qui s'est voué totalement à cette enquête, Arthus Bossenec, s'est tué en voiture !
Mais comme elle est riche d'enseignements cette BD qui prouve (comme le démontrent tant et tant d'autres faits similaires) à quel point la justice est pieds et mains liée au pouvoir politique. On le savait, grâce à tant d'autres journalistes (j'ai déjà cité le Canard Enchaîné, mais il y a eu aussi d'autres organes de presse) qui s'étaient élevés contre la manipulation dont était l'objet la justice.
Ne cherchez pas dans cette BD le côté chatoyant, luxuriant, de nombre de BD qui flirtent avec plus ou moins de bonheur avec le fantastique ou la science-fiction ; non, le graphisme, le parti pris du noir et blanc, tout est à la auteur du sujet traité ; la réalité est sombre, le sujet encore plus, il ne s'agit pas de faire de l'esthétique, mais seulement de faire coïncider discours et illustrations : les personnages ne sont pas « beaux » comme certains surhommes ou héroïnes, ils sont seulement porteurs de la « vérité » bretonne, c'est le peuple avec ces multiples facettes, de l'alcoolisme à la plus grande générosité, qui est représenté comme il est dans la vie de tous les jours. Les paysages ne sont pas touristiques ou dignes de musées, ils sont tels que chacun des habitants peuvent les voir quotidiennement.
Cette BD n'est absolument pas séduisante esthétiquement parlant, mais de cela on n'en a cure ; par contre elle remplit admirablement son rôle, celui d'une contre-enquête dont le seul but est de parvenir à la manifestation de la vérité.
PS Editions Locus Solus 2016, 144 p., 20€