Le hasard m'a fait tomber sur cet opuscule ; j'ignorais tout de ce poète persan, connu surtout pour ses travaux en mathématique et en particulier en géométrie, qui est mort en 1132. Par contre, me restent gravés dans ma mémoire ces autres poètes persans qui, dès le début de l'Islam, ont osé enfreindre les préceptes du prophète et faire l'éloge du vin et de l'ivresse. Et si Omar Khayyâm allait leur ressembler ?
Je ne me suis pas longtemps posé la question, tant il est évident que dès les premiers quatrains la thématique utilisée était similaire.
Quelques grandes obsessions parcourent cet opuscule : l'ivresse, certes, mais aussi la vie et la façon de jouir du temps présent, Dieu et la relation de l'humain avec lui, et conséquence directe la prédestination. On pourrait y ajouter, mais dans une moindre mesure, l'amour.
Dans ces poèmes ce n'est pas que Khayyâm ait osé braver l'interdit qui est intéressant,
« O vin, c'est toi que j'aime et je suis comme fou
De toi. Je bois sans cesse et jamais je n'ai honte. » (Quatrain N°71)
Par contre ce qui passionne c'est toute le raisonnement profondément humaniste (et qui est d'une étonnante modernité) sur lequel il s'appuie. Qu'on en juge : il se sert du vin et de l'ivresse pour démonter, par exemple, les écritures, celles de Bible, dans sa partie commune aux trois religions monothéistes, la Génèse :
« C'est le vin qui nous fait perdre notre arrogance
Et qui sait dénouer les nœuds avec aisance.
Si Satan avait bu tout juste un peu de vin,
Il eût, devant Adam, perdu toute arrogance » (Quatrain N°8)
Plus fort encore : qui sait si Dieu, nous ayant fait à son image, ne s'adonnerait-il pas, lui aussi, aux plaisirs de l'ivresse ?
« C'est Toi qui as cassé mon flacon, o mon Dieu.
Tu m'as fermé les portes du bonheur, mon Dieu.
Mon vin trempe le sol par ta faute, o mon Dieu.
Soit ! Mais serais-tu ivre, par hasard, mon Dieu ? » (Quatrain N° 53)
Blasphème, s'écrieront les intégristes ! Certes au niveau formel, mais il y a encore plus fort quand le raisonnement lui permet de remettre en cause la nature même de Dieu :
« Tu es mon Créateur. C'est Toi qui as voulu
que je sois amoureux de vin et de musique.
Puisque c'est Toi auquel, depuis toujours, il plut
de me créer ainsi : n'es-tu pas diabolique ? » (Quatrain N° 156)
Ne croyez surtout pas que la totalité des quatrains soient une critique raisonnée de la religion et de Dieu ! Non, ce serait à la fois trop facile et surtout malhonnête de ma part. Le seul intérêt à commencer par Dieu et la religion c'est bien que cela nous permet en toute logique d'aborder un autre grand thème : la prédestination. Qui ne s'est jamais posé cette interrogation ?
« J'ai l'Ami et le vin. Toi, le couvent, le temple.
Je suis promis au Feu. Vous autres au Paradis.
Qu'ai-je donc fait, pour que mon sort me soit prédit,
Prédestiné, écrit sur l'ardoise du Temple ? » (Quatrain N° 78)
Que dire de cet autre quatrain qui reprend avec acuité ce qu'il y a de plus profond au sein de chaque être : être maître de soi et de sa destinée :
« Si je pouvais saisir les tablettes du Sort,
Comme j'y inscrirais tout ce que je désire !
J'effacerais toutes les peines, tous les torts,
Je lèverais la tête et me mettrais à rire. » (Quatrain N° 110)
La tentation du nihilisme absolu n'en est plus une, mais seulement une évidence des plus pessimistes :
« Nous sommes des jouets entre les mains du Ciel
Qui nous déplace comme Il veut : c'est notre maître.
Au jeu d'échecs nous sommes des pions éternels
Qui tombent un à un tout au fond du non-être. » (Quatrain N° 116)
La logique sera donc respectée : elle rappelle cette autre formule énoncée quelques 11 siècles plus tôt par le poète latin Horace : « Carpe diem ».
« Je bois du vin et je caresse les cheveux
De mon amour au bord d'un pré. Allons boire !
Des révolutions du destin, je ne veux,
Ivre de vin, jamais plus garder la mémoire. » (Quatrain N° 86)
Individualiste, cette façon de vouloir vivre ? Sans nul doute, et il enfonce encore un peu plus le clou :
« Moi, tant que j'ai du vin, des roses, les joues rondes
de mon amour auprès de moi, au bord de l'eau,
je suis heureux. Car, depuis que je suis au monde,
j'ai bu, je bois et je vais boire tout mon lot. » (Quatrain N° 49)
Et pour mieux nous convaincre de la vérité de sa philosophie épicurienne, cet autre quatrain où il s'interpelle directement (ce n'est le cas que dans deux quatrains) :
« Khayyâm, si tu es ivre de vin, sois heureux,
Tu es assis près d'une idole ? - Sois heureux.
Et puisque le néant termine toute chose,
tu n'es donc rien : mais, tant que tu vis, sois heureux. » (Quatrain N° 166)
A dire vrai, c'est beaucoup d'autres quatrains que j'aurais voulu citer ; quand j'ai commencé à lire cette suite de quatrains, devant leur densité, je me suis saisi d'un crayon et ai coché systématiquement en fonction des thèmes tous ceux que je voudrais, pour mon plaisir égoïste, garder dans ma mémoire … et je me suis retrouvé avec un nombre que je ne pouvais imaginer ! La seule référence au vin comportait plus de 40 quatrains, et si je les cumulais avec ceux concernant Dieu c'étaient plus de 70 et si je continuais avec le thème de la prédestination … de fil en aiguille j'arrivais à vouloir retenir tout le recueil !
Avant de juger, du haut de notre 21ème siècle, de cette œuvre, essayons seulement d'imaginer ce qu'il serait advenu, il y a 11 siècles, dans notre moyen-âge occidental d'un savant, philosophe et poète qui aurait osé écrire de tels quatrains : un bûcher inquisitorial, sans nul doute, et une mine de réflexions à jamais perdues. Alors qu'en mémoire d'un tel être, il me soit permis de l'évoquer en toute franchise … et sans doute grande naïveté !
PS Editions Babel, 2004, 170 p.