Si vous vous attendez à un roman à la facture classique, avec une histoire inventée, ou réécrite, et ,totalement organisée, alors ce livre n'est pas pour vous. Du reste, je m'étonne qu'il ait pu être sélectionné parmi les goncourables … ou alors il faudra ouvrir le prix Goncourt aux essais ou documentaires.
Quel est donc le sujet de cet ouvrage ? Dans une espèce d'introduction, l'auteur nous prévient : il va s'intéresser à un « fait divers » (il s'expliquera d'une façon approfondie à la fin de son livre sur la notion de fait divers) qui a marqué la France, le premier trimestre 2011 : l'assassinat de Laëtitia Perrais, par Tony Meilhon qui refusera de révéler l'endroit où il a dissimulé le corps ; en fait, après l'avoir découpée en morceaux, il s'en est débarrassé dans un étang peu connu.
C'est donc ce fait divers avec toutes ses péripéties que va tenter de retracer l'auteur ; mais en faisant à la fois œuvre d'historien et de sociologue : resituer dans le contexte tant familial que sociétal et politique ce drame.
Laissons de côté l'aspect factuel de ce drame, qui confine au plus profond du glauque ; tel que l'utilise l'auteur, ce n'est pas la façon dont il s'en sert qui fait de ce livre, un grand roman, bien au contraire, et j'ose espérer que le jury ne se basera pas sur ce point pour le juger ; car il faut bien avouer, que pour avancer dans la démonstration qu'il entend faire, l'auteur est obligé d'user de répétitions des faits, des circonstances et aussi d'éléments sociaux les justifiant, ce qui n'est pas sans lasser y compris le lecteur le mieux intentionné qui soit !
Par contre ce qui passionne dans cet ouvrage c'est tout le reste, et en particulier toutes les analyses auxquelles Ivan Jablonka est obligé de faire appel pour nous donner une vision globale de ce fait.
Certes, en tout premier lieu, il y a la personnalité de Laëtitia, et de sa sœur jumelle Jessica : un père complètement alcoolique et une mère en pleine déprime, après avoir tâté d'un foyer, elles sont placées dans une famille d'accueil (et l'on apprendra par la suite, que le père, pervers sexuel, a abusé de Jessica et sans doute de Laëtitia !) On imagine dans quel désert affectif elles ont vécu !
Quant à l'assassin, on ne peut dire qu'il a été gâté par la vie : lui-aussi, enfance très difficile, il s'est tout de suite enfoncé dans le monde de la violence et de la petite délinquance ; il a fait plusieurs séjours en prison dont un pour agression sexuelle ; se livrant à de petits larcins, au trafic de drogue, au à la revente de matériaux et objets divers qu'il a pour la plupart du temps volés, abusant à profusion de l'alcool, mais beau parleur, et dans un total désert tant affectif que sexuel.
Est-ce le romancier ou le psychologie ou sociologue qui parle ? Même si on on peut affirmer que le premier peut se mélanger aux deux autres, ici on est davantage en présence de l'analyste que du romancier, et sans doute pour une raison très simple, c'est que la façon dont l'auteur a choisi de relater les faits, de rendre compte de l'enquête, des jugements implique une objectivation telle qu'elle supprime tout art du suspens, du déroulement de l'action, ce qui fait aussi l'essence du roman. De ce fait on sera séduit, en fin de l'ouvrage sur les hypothèses formulées par l'auteur concernant ce qui a du se passer dans la tête de Laëtitia pour accepter de passer quelques instants avec son futur assassin.
L'opinion publique va donc s'emparer de ces deux personnages : la première qui, paradoxalement, va commencer à vivre à partir de sa mort, devient synonyme de ce rêve brisé, rêve qui anime pourtant tant et tant de personnes plus ou moins en difficultés : l'ascenseur social ; Laëtitia avait réussi à s'en sortir, elle avait passé un CAP, avait trouvé du travail dans un hôtel-restaurant et les patrons en étaient particulièrement satisfaits. Mais là un grand dérapage, y compris au plus haut niveau de l'Etat : une personne qui réussit, ne peut avoir que des parents irréprochables : il va donc y avoir transfert du père biologique, un individu peu recommandable, ivrogne invétéré, qui a tâté aussi de la prison, vers un père beaucoup plus respectable, M. Patron, celui qui tient la famille d'accueil dans laquelle les jumelles Laëtitia et Jessica ont été placées. Significative sera à cet égard la place que tiendront les deux hommes dans les médias et dans les différentes manifestations publiques, « les fameuses marches blanches ».
Quant au meurtrier, il va rejoindre la longue liste de ces assassins qui depuis le 19ème siècle ont franchi un pas épouvantable, celui de disséquer, démembrer ou couper en morceaux leurs victimes.
Les chemins de Tony et de Laëtitia se sont croisés, et elle y a perdu la vie. Assassinat (supposé, car, malgré toutes les autres preuves matérielles, il manque le corps !), donc enquête policière et judiciaire. Mais voilà, le drame a été tellement odieux qu'il a pris des proportions nationales ; bouleversant (et cela se comprend!) la population française, le politique s'en mêle, à commencer par le Président de La République, Nicolas Sarkozy qui accuse la justice de dysfonctionnement et promet des sanctions : c'en est trop (déjà !!!) pour les juges, résultat, devant une telle accusation du politique, la justice est paralysée par une grève de l'ensemble du personnel : juges, greffiers et jusqu'aux avocats ... force est donc au ministère de reconnaître que, si dysfonctionnement il y a eu, c'est parce que les juges ont une telle charge qu'ils ne peuvent plus l'accomplir : là où chacun ne devrait avoir en charge que 40 dossiers, on leur demande d'en traiter 180 ! (et désavouant le président, le ministère de la justice promet une augmentation de personnel entre autres des JAP (1) et des personnels du SPIP (1).
Par contre on donne à la gendarmerie et à la police tous les moyens pour mener l'enquête jusqu'au bout et donc retrouver le corps.
Suivant tout le déroulement de cette affaire, l'auteur nous fait toucher du doigt la dure réalité du métier d'enquêteur, telle que la côtoient sur le terrain les policiers sur le terrain ou les juges et avocats ; il tente (et il y réussit) de nous montrer à quel point ces hommes et femmes sont capables de faire passer la recherche de la vérité tout en faisant abstraction de leurs propre sentiments ou, bien pire, d'un quelconque souci de carrière. Loin de toute gesticulation politique ou de toute déclaration aussi fracassante que démagogique, ces femmes et hommes montrent le vrai visage de fonctionnaires attachés au service public dont ils ont la charge.
L'analyse de l'auteur s'attache aussi à démontrer l'impact sur la société d'un tel fait divers. Il l'a démontré (on l'a vu) au niveau politique et sociétal. Par ailleurs, faits et textes à l'appui il va tenter de disséquer le rôle des médias et des journalistes en particulier. Intéressante cette osmose entre médias et population : les premiers ont le flair pour trouver dans la masse des faits divers celui qui va pouvoir non seulement passionner les Français, (nous restons à l'échelle de notre pays, mais il est évident qu'il en va de même dans toute autre nation !) mais aussi dans lequel ils vont pouvoir se reconnaître ; mais par ailleurs la population a besoin des médias pour alimenter tous les instincts qu'éveille en elle le fait divers.
Tous ces niveaux d'analyse s'imbriquent dans la reconstitution de l'enquête que nous propose Ivan Jabonka, et ils seraient en soi suffisants pour rendre passionnante la lecture de cet ouvrage ; il ne manquait qu'une seule étape, ramener cette dramatique histoire à ce qu'elle était et ce à quoi elle se rattache : le fait divers. Il faut lire et relire les pages que l'auteur consacre au fait divers en tant que tel, et toute l'importance qu'il peut avoir dans la culture populaire. Analyse qui met en avant la fascination que le fait divers exerce sur la population, par le caractère exceptionnel de ses protagonistes, l'assassiné(e) et le meurtrier. Dire du fait divers qu'il est l'opium du peuple n'a rien de péjoratif, mais montre bien au contraire, que comme l'opium, le fait divers est indispensable à l'humain pour le faire rêver … voire s'assimiler inconsciemment à ces héros. Thèse d'autant plus intéressante qu'elle est étayée par l'histoire même du fait divers depuis le 18ème siècle. (2)
Même si, et c'est sans doute à la complexité de cette affaire, le livre peut sembler « brouillon » en ce sens qu'il est obligé de faire des tas d'allers et retours, amenant trop souvent à des redites, cet ouvrage est passionnant par la somme de réflexions que l'auteur nous livre ; réflexions non pas gratuites ou purement spéculatives, mais qui sont tirées des faits eux-mêmes. Alors oui, s'il y avait un Goncourt des essais, sans nul doute, ce livre le mériterait ! … mais comme roman ???
-1 La maladie des sigles propres (et pas seulement) à toute administration :
. JAP : Juge de l'application des peines,
. SPIP : Service pénitentiaire d'insertion et de probation
-2 J'ai bien conscience d'avoir laissé de côté un grand nombre de réflexions de l'auteur ; mais comme il ne saurait s'agir d'un travail critique exhaustif d'une part, et comme d'autre part, je ne veux pas priver les lecteurs du plaisir de découvrir d'autres éléments de cet ouvrage ….
Editions du Seuil, 2016, p.383, 21€