Désirée et Alain Frappier : Dans l’ombre de Charonne
Livre à la forme curieuse : on ne sait absolument pas dans quelle catégorie matérielle l’enfermer : Livre traditionnel par la densité du texte, mais si proche de la BD avec toutes les illustrations et leurs bulles ? Le symbole est là, important, à la mesure de l’évènement : dérangeant, frappant, exemplaire comme ce drame qu’on a voulu minimiser, voire cacher, et qui reste pourtant l’un des évènements majeurs de la politique française de la Vème république : la manifestation de Charonne et sa répression.
Certes, depuis quelque temps déjà, les historiens comme les politiques et autres intellectuels se sont penchés sur la guerre (il est tellement nécessaire d’employer ce mot qu’on si longtemps camouflé sous le terme d’ « opérations de maintien de l’ordre » !!!) d’Algérie ; et heureusement ! La société française s’est alors rendue compte de toutes ces zones d’ombre qui entouraient les « évènements d’Algérie » ; il y avait la « vérité » officielle » et puis celle que de patients chercheurs exhumaient, c’est celle-là qu’il fallait imposer, quelles que soient les réticences de ceux qui étaient responsables, côté français de la guerre d’Algérie. C’est bien plus qu’un devoir de mémoire, c’est un impératif moral ; nous devons assumer les erreurs de nos pères, nous faire humbles pour réussir à nouer enfin des liens avec ceux que nos ancêtres ont pu humilier au dernier degré (n’est-ce pas, lieutenant Le Pen, qui avez torturé avec bonne conscience dans cette triste villa algéroise ?)
Mais ce qui frappe avec ce « récit imagé » qui nous est proposé, c’est que les auteurs réussissent à nous replonger dans la réalité des années 60. Sont présentes toutes les contradictions que traverse alors la société française face à cette situation en Algérie et à ses répercussions en France même ; il y a l’histoire de cette OAS, bien sur, du putsch des généraux d’Alger, ou la rivalité fratricide entre le MNA et le FLN ; tout cela on le sait, mais on le retrouve comme point de clivage entre les différentes couches de la société française (les auteurs osent justement comparer la société française des années 60 à la même société française au début du 20ème siècle avec l’Affaire Dreyfus !) ; ce qui étonne, ce ne sont pas les certitudes des partisans (ceux de l’Algérie Française comme ceux de l’Indépendance de l’Algérie), mais bien cette lucidité et cette franchise dont font preuve les auteurs en nous montrant toutes les interrogations que le destin algérien suscite chez les jeunes (mais aussi les adultes) des années 1960.
Les politiques ont pu avoir aussi leurs certitudes, on pense à l’attitude du PCF, par exemple, et des couleuvres qu’il a pu avaler au nom d’un intérêt plus global (le PCF aura la même attitude en 68 … étrange, et à chaque fois, il prendra des positions allant à l’encontre même de ses militants de base !!!).
On sera ému aussi (pourquoi le cacherai-je ?) devant l’enthousiasme et la fougue de jeunesse du tout nouveau PSU ; lequel PSU restera toujours aussi naïf face à la roublardise des politiques, il en fera encore les frais toujours en mai 68 !)
Ils sont époustouflants ces deux Frappier (Désirée et Alain) par la vérité qui émane de leur livre : vérité sur cette jeunesse qui se cherche, qui essaie de faire coïncider ses aspirations éthiques et la réalité politique. Ce fut sans nul doute un drame terrible que cette guerre d’Algérie, mais aussi quelle chance pour tous ces futurs adultes qui allaient prendre en main les destinées de la France plus tard : comme prise de conscience politique, on ne pouvait guère mieux souhaiter…
D’autant que pour être complet, la question algérienne ne saurait être dissociée en 1962 des réalités économiques et des perspectives qu’offre tout à coup le Sahara et ses extraordinaires gisements de gaz.
Réel travail d’historien, préfacé avec talent (comme d’habitude oserais-je dire, un tantinet flagorneur !) par Benjamin Stora, qui a l’immense mérite de replacer l’épisode dramatique de Charonne dans toutes ses dimensions…
Et tout à coup ce rêve (sans doute irréalisable !) où toute l’histoire de France serait ainsi analysée, décortiquée … y aurait-il alors encore un seul élève français qui n’aimerait pas l’histoire ? Comme la politique, pardon, le monde politique serait alors différent, en perpétuel jugement des citoyens qu’il prétend gouverner !
Editions Mauconduit 2012, 131p., (sans prix !)