Marin Ledun : Les visages écrasés
Médecin du travail dans une plate-forme d’un centre d’appels, Carole Matthieu ne supporte plus l’inhumanité des conditions de travail faites aux employés ; elle en a recueilli les confidences, et pour faire éclater le scandale de cette entreprise, elle en arrive à commettre l’irréparable : elle va tuer les plus fragiles d'entre eux, avant de se suicider.
Récit angoissant s’il en est et qui saisit le lecteur ; même impression à la fois de peur irrationnelle et d’envoûtement pour ce personnage, que celle que j’ai pu avoir, il y a très longtemps lorsque j’ai vu « Psychose » de Hitchcock.
D’autant que ce roman est très bien construit avec cette descente aux enfers du médecin ; cette persuasion qui l’anime de plus en plus fort qu’elle doit aller jusqu’au bout de sa logique : comme elle ne fait pas du tout confiance aux « institutions », médecine du travail, organisation syndicale, pour que l’entreprise cesse son système scandaleux d’exploitation, et comme ce statut d’assassin qu’elle assume est en totale contradiction avec celui de médecin qu’elle a, alors elle va se droguer à outrance, avec tous les antidépresseurs possibles. Et de femme sympathique qu’elle était, elle va devenir une véritable loque, dont la lucidité est fonction des doses de calmants, d’alcool et accessoirement de cigarettes consommées. A la fin de ce roman, reprenez l’exergue, un extrait d’Ovide, et vous en verrez alors toute la justesse.
Parallèlement à cette descente aux enfers, presque constamment insoutenable, il y a une saisissante confrontation entre deux personnages : elle, le médecin, et Richard Revel, le lieutenant chargé d’élucider les différents meurtres. Sa persévérance n’a d’égale que l’entêtement de Carole à s’enfoncer dans son délire ; d’autant que lui-même n’est pas clair ! Est-il réellement ou non amoureux de Carole ? L’est-il pour la sauver malgré elle ou seulement pour réussir à avoir les preuves de sa culpabilité ?
Un troisième personnage, c’est l’entreprise. Le lecteur lambda connaît ce type d’entreprises, on a tous été un jour ou l’autre sollicité par un coup de téléphone nous vantant tel ou tel produit ; on a tous lu des enquêtes sur les conditions de travail de ces employés, et derrière ces voix on a tous saisi l’exploitation qu’ils peuvent endurer. Mais dans ce roman, cette réalité est perceptible par toutes les confidences que recueille Carole Matthieu ; et les quelques passages où elle se retrouve avec la direction, deviennent alors un jeu impitoyable entre un rouleau compresseur et une pauvre médecin bien démunie.
A cette descente aux enfers très dure, va se superposer aussi toute une philosophie qui n’est pas sans nous interroger. Pour contrebalancer une constatation très dure, sans doute, mais très réelle « Dans le monde du travail tel qu’il existe aujourd’hui, qui peut faire la différence entre les morts volontaires et ceux que l’on mène à l’abattoir ? » ce médecin, qui n’est pas pourtant dépourvu de sens critique et de capacité de réflexion, dénie à l’individu la possibilité de s’organiser pour changer la dure réalité ; car ne pas faire confiance ni aux institutions légales (de la Médecine du travail, aux Prudhommes …) ni aux organisations syndicales, c’est aussi avoir une vision très pessimiste de l’homme, de ne le considérer que comme un simple pion, fait pour obéir, et toujours plaire aux ordres d’une hiérarchie.
Et ce qui rend encore plus douloureux le destin de cette femme, c’est que les assassinats qu’elle a perpétrés, et son propre suicide, ne serviront à rien : elle voulait déclencher le scandale, il le sera assurément, mais comme elle passera, elle-aussi pour une « détraquée » (ce qui sera aisément démontrable par son comportement de drogué), loin d’être accusée, l’entreprise ne s’en sortira que renforcée.
Certes, cela n’est pas écrit dans le récit, puisqu’il s’arrête avant, mais c’est tellement sous-jacent dans tout ce qui est raconté ! C’est aussi une des grandes raisons de ce malaise qui m’a accompagné tout le long de ce roman noir.
Un très grand roman, et l’on comprend qu’il ait été récompensé de nombreux prix. Mais, il me faudra un certain temps avant que je ne puisse lire un autre Roman Noir, car cette atmosphère (même si c’est la marque de ce genre) est vraiment trop anxiogène !
PS Editions Points Thriller, 2012, 397 p., (prix non mentionné !)