Alissa Ganieva : La montagne du festin
Les Français avaient, il y a peu, étaient considérés comme des cancres en géographie, étant bien révolus les temps où l'on apprenait à l'école primaire, les départements et leurs préfectures et sous-préfectures, ainsi que les pays et les capitales qui les représentaient ! Alors qu'un roman se situe d'emblée dans un pays qui se nomme Daghestan … hormis le fait qu'il soit l'une des anciennes républiques de l'URSS, pour les reste, je suis comme je présume une grande partie de mes concitoyens, d'une ignorance crasse sur la réalité de ce pays : sa situation géographique, politique, sociale, religieuse, son histoire, les différentes ethnies qui le composent, bref, tout qui peut permettre une parfaite compréhension du roman d'Alissa Ganieva.
Lu superficiellement, ce roman n'offre guère de difficulté : histoire qui risque de devenir de plus en plus banale d'un pays qui bascule dans le totalitarisme et l'ignorance de l'intégrisme islamiste. Sujet dont s'emparent de nombreux écrivains, mais qui, comme celui du terrorisme, ne peut que lasser car sacrifiant la réflexion au seul sensationnel !
Or Alissa Ganieva nous offfre une toute autre approche. Il faut dire qu'elle ne pouvait rêver d'un meilleur contexte. (Et c'est là où le lecteur doit avoir des points de référence pour pouvoir goûter le roman !). Qu'est-ce que le Daghestan, une des républiques du Caucase, intégrée à l'URSS dans les années 1920, qui a donc connu toute l'histoire de l'URSS, toutes ses vicissitudes aussi, de celles de Staline à la chute du mur de Berlin et donc à l'explosion de l'URSS ; mais de cette période elle a gardé également toutes les tares d'une organisation démesurée : les apparatchiks, les privilèges, et en contrepoint la destruction des différentes identités culturelles. Comment s'étonner alors qu'avec la nouvelle Fédération de Russie, quelques minorités aient voulu se les réapproprier, quitte à faire appel aux forces irrationnelles de l'intégrisme religieux et à instaurer une autre dictature aussi, sinon plus terrifiante que celle qu'ils ont abattue !
C'est tout cela que raconte Alissa Ganieva.
Roman de société d'abord, et fait de façon très intelligente, puisque procédant par de petites touches ; prenons par exemple, la scène du mariage : il concerne une famille qui a réussi, et qui est donc proche du pouvoir ; alors elle suscite des envies auprès des gens plus « humbles » socialement parlant ; mais cette jalousie est masquée par une attitude désinvolte, comme si tous appartenaient à la même catégorie sociale ; et tous de vouloir participer d'autant que … de fortes personnalités politiques vont honorer de leur présence cette famille. Nous sommes en présence d'un schéma très classique et que l'on peut retrouver dans toutes les sociétés … mais la réalité nous ramène à la situation particulière du Daghestan qui est en train de basculer dans l'islamisme intégral … et s'évaporent très mystérieusement toutes ces hautes personnalités qui représentaient de fait le pouvoir de Moscou !
Roman religieux : stupéfiantes les pages, apparemment neutres, objectives, mais dont l'intensité émotive affleure constamment : celles qui nous présentent la progression de la prise du pouvoir par les islamistes, la panique et l'absence totale de réaction de la population, enfin de cette partie qui devrait pourtant s'y opposer. Il y a un climat qui fait froid dans le dos, non pas tant parce qu'il se situe dans le cadre d'un roman, mais bien parce que cette situation le Daghestan l'a réellement connue à la fin des années 90 et au début de ce siècle. Ce climat nous renvoie par ailleurs à ce tout ce que vit le Moyen-Orient actuellement. Et beaucoup plus généralement à cette atmosphère étrange (pour le moins, et en tout cas préoccupante), celle qu'annonçait déjà il y a au moins 50 ans André Malraux qui avait écrit : « Le 21ème siècle sera religieux ou ne sera pas ! » Formule lapidaire, mais qui de la part d'un aventurier qui avait entre autres connu les conflits que toute dictature peut entraîner, à commencer par la Guerre d'Espagne, exprimait parfaitement bien l'inquiétude que la foi aveugle et complètement irraisonnée peut entraîner comme maux pour toute société.
C'est aussi l'intérêt de ce roman qui, malgré un récit d'événements frivoles, réussit ce tour de force de nous alerter sur cette période que nous vivons et que nous ne souhaitons pas être une transition vers l'obscurantisme le plus total.
Et comme tout se tient, comment ne pas être insensible aussi à l'éloge de la diversité de cette société que l'auteur nous décrit. On est étonné dès les premières pages lorsque l'un des héros avoue ne pas comprendre le langage de personnes qui sont appartiennent à la même communauté. Etonné ? Imaginez un romancier français qui déclarerait que son héros ne comprend pas ce que disent les Bretons entre eux ! Nous sommes dans le même rapport … que toute notre histoire oh combien jacobine nous fait complètement occulter. On a oublié, parce que la langue française s'est imposée ou plutôt l'a été, la mosaïque de peuples vivant sur ce territoire qu'est la France, sans oublier tous ceux que le même territoire a accueilli et accueille encore aujourd'hui (n'en déplaise à nos racistes de tout poil qui osent se présenter à l'élection présidentielle : le territoire français a de tout temps été une terre d'immigration et c'est ce qui fait toute la richesse de notre diversité culturelle!) Reprenons donc le même schéma pour le Daghestan : si j'en crois Wikipedia – le moyen de le contester ?- Le Daghestan possède au moins une quarantaine de langues appartenant à quatre familles linguistiques différentes. C'est dire ! Et si vous multipliez ce facteur par les diverses religions qui animent toutes ces communautés, alors ? C'est de tout cela aussi dont il est question dans ce roman : la richesse de cette diversité nous montre à quel point une société est vulnérable lorsque rentre en jeu la question du pouvoir, nécessairement intolérant par rapport aux autres. Jeu aussi inéluctable de bascule : le pouvoir se corrompt par lui-même (souvent aidé, il est vrai par des circonstances extérieures), et est remplacé par un autre … et toujours au détriment des plus faibles !
Ajoutez à tout cela, les ingrédients qui, comme l'amour, font partie des recettes assurant à coup sûr le succès d'un roman, et vous avez entre les mains un livre dont les deux facettes, la légèreté et la profondeur vous étonneront ! Et nul doute que vous attendrez avec impatience l'ouvrage suivant de la romancière russe.
PS Editions Gallimard, 2017, 276 p., 22€