Philipp K. Dick : Loterie solaire
Je dois à Benjamin Legrand la découverte de ce romancier américain de la seconde moitié du 20ème siècle. Auteur de science-fiction qui ne connut la gloire qu'après 1968, il devient l'un des représentants du post-modernisme. La présentation que fait de cet auteur Gérard Klein, dans une préface datée de 2011, nous permet de mieux cerner la personnalité de cet auteur et de concept très étrange qu'est l'uchronie ! Ne cherchons pas dans une quelconque étymologie le sens d' un tel néologisme. Disons qu'il découle tout naturellement de la science-fiction dans la mesure où il s'agit d'une interrogation non pas sur la représentation qu'on peut faire du réel, mais bien sur le réel et sur l'incertitude qu'il entraîne.
C'est tout cet aspect qui se retrouve développé dans ce roman.
L'histoire ? Elle est plausible, dans ce sens, que, pourquoi pas, elle peut très bien se dérouler sans que cela ne choque à aucun moment notre sens rationnel ; certes nous sommes au 23ème siècle, mais après tout ce n'est que dans deux siècles, et nous avons du mal à imaginer que notre monde aura cessé d'exister d'ici là ; d'autant que l'auteur nous sert des détails très concrets que nous pouvons reconnaître comme dans les toutes premières lignes :
« Dans les premiers jours de 2203, les machines informatiques rapportèrent le passage d'un vol de corneilles blanches au dessus de la Suède ».
A analyser cette phrase, nous avons tout le sens de ce que peut signifier Uchronie en tant que doute sur la certitude du réel ; si le passage des corneilles est un fait scientifique avéré, nous en avons la preuve visuelle chaque année, comme le vol de tous ces oiseaux migrateurs, par contre, il est nécessaire, selon l'auteur, de faire appel à des moyens informatiques pour s'assurer de la véracité de ce fait !
L'environnement géographique ressort du même processus : si la ville de Batavia est souvent mentionnée, ce n'est pas seulement parce qu'elle nous parle en tant que citoyen humain du 20ème siècle (date à laquelle a été écrit ce roman) ; l'Indonésie, chacun d'entre nous sait où ce pays se trouve, mais il y a autre chose par contre qui est mis en parallèle : les hommes qui détiennent le pouvoir sont « propriétaires » de collines, et celles-là nous ne savons guère où elles se trouvent ; elles ne sont ni localisées dans l'espace terrestre ni même définies en tant qu'entités territoriales, on ne sait rien de leurs populations, de leurs us et coutumes, la seule chose qu'on arrive à savoir, c'est qu'elles sont le lieu de pouvoir, et surtout de main mise de la science. Il y a donc là une opposition entre connaissance certaine et indéfinie ; la double nature de cette connaissance ne peut qu'induire chez le lecteur un sentiment d'approximation, voire une confusion où le réel serait indéfini et où l'indéfini serait le réel ; approximation qui entraîne le doute et qui ne peut que renforcer l'emprise de la science-fiction. On arrive à cette limite que Pascal aborde lorsqu'il écrit :
« Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu'il est roi, je crois qu'il serait presque aussi heureux qu'un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu'il serait artisan. »
Ajoutez à cela, tous les recours à l'imagination dont ladite science-fiction est capable, jusqu'à imaginer une base terrestre sur la lune. Les auteurs de SF actuels ont depuis belle lurette abandonné ce schéma, et en même temps que la science officielle ont préféré tourner toutes leurs investigations vers Mars qui semble beaucoup plus prometteuse que notre pauvre satellite. Il en est de même des vaisseaux spatiaux ou encore des armes : ils s'appuient sur une réalité tangible, celle qu'ont les objets actuels et que nous connaissons parfaitement, mais ils s'en échappent totalement par les caractéristiques dont on les dote : vitesse époustouflante pour les premiers, ou la mort qu'elles provoquent pour les seconds. Cet univers séduit alors le lecteur, car, à défaut d'une description précise (ce dont l'auteur serait bien incapable !), il a toute latitude pour imaginer à sa guise les objets proposés.
Mais notre auteur va plus loin dans cette confrontation entre réalité et création imaginaire d'un autre monde ;il pénètre dans l'univers de la morale comme moteur principal de l'action humaine.
Elle peut sembler surprenante cette idée développée, que pour reconquérir le pouvoir que le hasard lui a enlevé, le déchu peut faire appel, de façon tout à fait officielle, voire légale, au meurtre du nouveau promu. Le citoyen d'aujourd'hui serait choqué à juste titre ; et le lecteur a du mal à rentrer dans ce jeu, tant l'assassinat pour mobiles politiques lui semble répréhensible (il faut dire qu'au cours du 20ème siècle, les exemples ne manquent pas dans l'histoire où de nombreux dictateurs ne se sont maintenus qu'en faisant assassiner des rivaux !)
Pourtant tout le livre est basé sur cette notion, et à dire vrai on s'y habitue très bien … sauf que lorsqu'on approche de la fin du roman, l'auteur pose les questions de fond, qui taraudent plus ou moins consciemment le lecteur depuis le début : qu'est-ce qui peut légitimer ce recours à l'assassinat que nous réprouvons moralement ? Du coup l'incertitude qui est le mot clé qui permet de mieux comprendre l'univers et la position philosophique de l'auteur glisse sur une autre notion : l'individu face au collectif. Redoutables sont ces phrases p.180/181 :
« Qu'est-on censé faire dans une société entièrement corrompue ? Obéir à des lois corrompues ? Est-ce un crime que de désobéir à une loi infâme ou à un serment corrompu ? «
Et d'enfoncer le clou :
« Six milliards d'hommes vivent dans ce système (corrompu) et la plupart pensent que tout fonctionne à la perfection. Peut-on me demander d'aller à l'encontre de tous ceux qui m'entourent ? Ils obéissent tous aux lois. Ils sont heureux, satisfaits, ils ont un bon travail, mangent bien, sont confortablement logés. »
C'est à partir de telles réflexions que le roman devient intéressant : l'histoire en elle-même est pauvre de signification, peu importe ce que les « méchants » subiront comme sort, car la conclusion est en germe dans ses phrases, l'assassin est condamné. Mais cela n'a guère d'importance, alors que la fin, celle qui va donner, dans un retournement tout à fait logique, le pouvoir à celui qui émettait de telles réserves sur les lois corrompues.
Même si la morale en tant que moteur d'action civique est évoquée, il n'en demeure pas moins que le roman se situe hors de tout champ moral, comme si le lecteur avait été transporté dans un univers dont les lois sont complètement différentes (et l'on renvoie de nouveau à Pascal, cf. citation plus haut).
Pour un roman écrit dans les années 1950, il y a une modernité qui le place au premier de la littérature fantastique. Un écrivain à découvrir et consommer sans modération !
PS Ce roman est tiré du recueil : « Philip K. Dick, Romans 1953-1959 », éditions Nouveaux Millénaires, 2012, 1182 p., 26 €