Arthur Dreyfus : Sans Véronique
Sujet d'actualité s'il en est : un homme, Bernard, perd sa femme, Véronique, lors d'un attentat perpétré sur la plage de Sousse, en Tunisie. Si cet événement tragique a bien eu lieu, rien n'indique, au contraire, que l'histoire que l'auteur en a tirée, l'ait été. Du reste, cela a-t-il une quelconque importance, l'essentiel n'est-il pas que le talent de l'auteur soit tel qu'il rende totalement plausible son histoire ?
Nous voilà donc embarqués dans une aventure dont on est d'autant plus proche qu'elle nous renvoie à des moments qui nous ont marqués.
La Tunisie, vous n'y êtes pas forcément sensibles (vous la connaîtriez, nul doute que vous y seriez très attachés !) ; mais les attentats terroristes, cela oui, qu'on le veuille ou non, chaque fois que l'un d'eux se produit, et pas seulement en France, il nous frappe ; pas seulement parce que, commis au nom d'un Dieu, il choque par sa violence et sa volonté destructrice, cet esprit de tolérance que notre histoire commune à toute l'Europe a mis tant de temps à nous imprégner ; mais aussi et peut-être surtout, parce qu'il est l'expression la plus injuste du destin qui peut s'abattre à tout moment sur un individu. Et dans chaque attentat, il y a en nous bien évidemment de la compassion pour les victimes, mais en même temps une très grande commisération vis-à-vis de nous-mêmes qui aurions pu être tout autant parmi les morts et blessés.
C'est donc le premier facteur qui va nous attirer dans son roman : et l'auteur réussit le pari, celui qui hante mais motive aussi tout écrivain, celui d'entraîner, volens nolens (1), le lecteur dans l'atmosphère qu'il tente de décrire.
Le second facteur de réussite de ce roman tient aussi dans la démarche des protagonistes : le père comme la fille, mais surtout le premier. De celui-ci, on retiendra la personnalité un peu falote, il faut bien l'avouer, voire peu ragoutante : que le premier soir où il se retrouve seul, il aille chez un travesti pour satisfaire un quelconque besoin sexuel, fait bien plus que surprendre, tant la bestialité de cette pratique semble l'emporter sur le sentiment amoureux … J'ai même eu, dans un premier temps, le réflexe d'abandonner là immédiatement ce roman ; si d'aventure vous avez la même tentation, refusez-la, forcez-vous à persévérer, vous ne le regretterez pas, même si ce passage doit vous choquer au sens de scandaliser, car ce même travesti réapparaîtra, sous forme de pensées, bien plus profondes qu'on ne pourrait l'imaginer et qui permettent de mieux cerner aussi la démarche du mari et père.
Car, il lui faut comprendre, à ce brave citoyen, pourquoi on devient terroriste et comment on peut arriver à une telle extrémité !
Et là intervient un troisième facteur qui rend ce roman attachant : dans une construction habilement menée, l'auteur réussit à nous retracer le parcours du terroriste tunisien. Il démontre comment des êtres sans le moindre scrupule peuvent, au nom d'une idéologie plus que contestable (2) manipuler n'importe quel individu, même celui qui, pourtant, a en main tous les moyens intellectuels pour déjouer cette manipulation. Mais cela est-il vraiment nouveau ? La gestapo, comme avant le Guepeou et le NKVD ont aussi fourni tellement d'exemples de telles manœuvres ! Là n'est pourtant pas la question que veut soulever, me semble-t-il, le romancier ; le processus de manipulation ne devient intéressant que lorsqu'il en arrive à priver l'individu de toute possibilité de réflexion sur les actes qu'on lui intime l'ordre d'accomplir ! Domaine qui devient alors terrifiant lorsque, refusant toute logique, pire même tout sentiment, l'individu ne pense plus qu'à une seule chose, se sacrifier par le suicide pour une cause indiscutable puisqu'il s'agit de la volonté même de Dieu !
C'est donc cela que tente de découvrir Bernard. Et ce qui va frapper le lecteur c'est la gigantesque solitude dans laquelle le héros va sombrer ; certes il y a bien la cellule psychologique que le ministère des affaires étrangères va mettre en place. Il n'empêche que Bernard va échapper à toutes les tentatives que va faire la société pour le réconforter et le remettre à sa place en son sein. Immense amour pour Véronique ? Insensé reproche de n'avoir pas su la protéger et empêcher l'événement fatal ? Cela n'intéresse plus Bernard, ce qu'il veut c'est comprendre, alors pour cela qu'une seule solution se mettre à la place du terroriste …
Roman de circonstance ? Ce serait presque une injure que d'oser l'affirmer. Car il y a bien plus que la seule exploitation d'un fait divers, fût-il le plus tragique : forcer le lecteur à s'interroger, à dépassionner le débat, et voir en face ce qui risque de devenir son quotidien.
-1 Mille fois pardon, pour cette référence latine, mais n'étant que le pur produit d'une certaine éducation, je n'ai pu m'empêcher de l'utiliser … bon gré, mal gré !
-2 Peut-on du reste dire que les théoriciens islamistes qui prônent un islamisme intégral et prêchent le djihad le font au nom d'une idéologie ? Car se soumettre corps et âme à la volonté d'un quelconque « prophète » dont la pensée est complètement détournée, est-ce faire preuve d'une réflexion objective indispensable pour qui veut épouser une idéologie ?
Editions Gallimard, 2016, 250 p., 19,50€