Tahar Ben Jelloun : Giacometti, la rue d'un seul, suivi de La visite fantôme de l'atelier
A quinze ans d'écart Tahar Ben Jelloun, nous livre deux courts textes consacrés au sculpteur Alberto Giacometti.
Le premier, une espèce d'invention fantastique : dans la médina de Fès, une rue si étroite que très peu de personnes peuvent y passer, au point qu'on l'a surnommée « La rue d'un seul » … et l'écrivain de raconter cette nuit où il a rêvé de toutes ces statues qui peuplaient dans son imagination cette rue, et comment il les a appréhendées : comme des êtres vivants. Seuls, raconte l'écrivain, pourraient la fréquenter les personnages d'Alberto Giacometti.
Cette réflexion qui renvoie à la jeunesse de l'écrivain n'est en fait qu'un prétexte pour d'autres réflexions.
A commencer par cette interrogation sur l'art du sculpteur ; cela n'est pas anodin car c'est replonger l'activité artistique au niveau du quotidien. Par un effet d'imagination l'écrivain remplace les personnages qui pourraient fréquenter cette rue couramment par les statues de Giacometti ; les amoureux n'existent plus, les morts non plus, du reste. Pourtant un lien s'opère grâce à ce visage et silhouette d'émigré ; l'insouciance des premiers s'estompe lui succède une interrogation existentielle (1). Une autre intuition, enfin qui semble énoncée comme une évidence, Giacometti est fait pour le désert … ou l'inverse, peu importe. Car ce qui compte dans tout ce récit, c'est que par-delà ces faits, Ben Jelloun nous invite à une découverte de l'art de Giacometti. J'aime beaucoup la relativisation sur le Beau qui en découle. L'esthétique, cette recherche du Beau dans l'art, ce n'est pas une abstraction gratuite (2) C'est avant tout positionner l'artiste dans le monde. S'exprimer ? Ou plutôt traduire la réalité telle qu'il la perçoit ? Et la distinction se fait subtile entre le réel, comme vérité objective, et ce même réel dont l'artiste a la perception et qui ce correspond pas forcément à la réalité objectivée. Il y a là toute la différence entre photographie et peinture ou sculpture. Ce que dit implicitement Giacometti, lorsqu' il avoue:
« Les sculptures se sont offertes tout achevées à mon esprit ; je me suis borné à les réintroduire dans l'espace sans rien changer, sans me demander ce qu'elles pouvaient signifier. »
Ben Jelloun plus encore plus loin l'analyse : bien plus qu'un témoin dont les sculptures peuvent refléter l'essence de ce qui a fait notre monde dans la première moitié du 20ème siècle, Giacometti avec ces mêmes statues projette une vision du monde en devenir. Et pour achever cette boucle, s'impose cet « Homme qui marche » universellement connu et qui est devenu le symbole même de l'homme dans cette quête qu'il a de sa propre identité.
Pour compléter sa démarche, comprendre Giacometti, Ben Jelloun nos propose, 16,ans, plus tard la visite de l'atelier de Giacometti. Visite physique certes, mais comme un cadre à ce que pouvaient vivre et ressentir l'artiste et sa famille. Retour en arrière dans le passé d'un artiste sans pareil.
« Sa vie, es rêves, sa passion, sa colère muette, sa tristesse profonde, tout était en lui. Il vivait avec cette solitude qu'il évitait à sa femme et à son frère et qu'il mettait avec force et élégance dans ce qu'il sculptait. Son trfavail était son issue. Il n'avait pas d'autre choix. »
Ceux qui voudraient faire du nombrilisme occidental en seront pour leurs frais ! Pour eux il serait inconcevable que des non européens puissent être capables non seulement de s'intéresser à la culture occidentale, mais aussi de la comprendre et d'en parler aussi bien voire mieux qu'un européen. Quelle aberration ! Il suffit de voir avec quelle aptitude les Japonais ou Chinois sont en mesure de s'approprier par exemple la musique occidentale. Je n'en ai donc que plus admiré Tahar Ben Jelloun, pour la finesse avec laquelle il parle de Giacometti, et de cet univers culturel qui a marqué notre 20ème siècle … Comme j'aimerais pouvoir parler de la culture arabe aussi bien qu'il parle de la nôtre !
-1 La lutte extrême que mènent pour leur survie, ces innombrables migrants a tendance à faire oublier qu'ils sont aussi (et peut-être d'abord) des individus qui ont un passé culturel, un héritage, une identité et qu'ils doivent souffrir autant d'en être privés que des difficultés qu'ils ont à trouver un refuge. « Il faudrait parler des blessures et les classer par ordre : l'exil forcé ou volontaire en est une. La séparation d'avec les terre et les siens en est une autre. »(écrit Tahar Ben Jelloun).
-2 Cette affirmation prend toute sa valeur quand on sait que l'art, dans la première moitié du 20ème siècle, était traversé par de nombreux courants dont certains reniaient toute relation à la réalité.
PS Editions Folio, 2016, 81 p.