EONTOS

France, élections législatives, an 01 de la macronitude !

Ah,l'art des chiffres !

Si j'avais un cours de mathématiques à faire en CE1, je me servirai d'une soirée électorale,et en particulier celle que nous venons de vivre !

Si j'avais un cours de philosophie à faire sur la notion de la relativité, j'irai piocher les exemples sur les plateaux d'une des chaînes de télévision avec tous ces doctes politologues commentant les résultats desdites élections législatives !

Si j'avais à démontrer à quel point les journalistes se foutent de la gueule du peuple, alors oui, je n'aurais pas grand chemin à faire, car il me mènerait tout droit aux mêmes plateaux de chaînes de télévision.

Tenez, vous seriez au 17ème et surtout 18ème siècle où les particuliers passaient leur temps à faire appel à la justice pour tout et son contraire ! Vous allez dire que je chipote, mais attention,lisez bien la suite avant de porter le moindre jugement défavorable ! Vous avez bien entendu comme moi que, les électeurs des DOM-TOM votant, grâce aux différences des fuseaux horaires, avant nous, il était hors de question de donner le résultat de leurs votes, avant ceux de la métropole ; autrement,on aurait pu avoir peur que cela influence le vote des métropolitains. Jugement oh combien juste, et attitude oh combien méritoire … il y a seulement un petit hic.

Les Français résidant à l'étranger ont voté une quinzaine de jours avant nous ; et que croyez-vous qui se passât ? Eh bien dès le soir même les speakers des deux chaînes de France 2 et France 3 donnaient le résultat de ce premier tour … et là aucun scrupule : il était évident que la communication de ces différents résultats ne pouvait avoir la moindre influence sur le vote des métropolitains ! Incroyable, non, ce qui est blanc à un moment donné peut devenir totalement noir à un autre moment ?

Comme c'est curieux, personne n'a soulevé, au niveau des médias, cette contradiction, et à ma connaissance, aucun des appareils des partis prenant part aux élections législatives ne l'a mentionnée et n'a saisi les instances adéquates pour faire annuler les élections ! Quel dommage ! Car quelle pagaie qu'une telle inconséquence des journalistes aurait amenée …

De quoi réjouir tous ceux qui peuvent se poser des question sur l'utilité de telles élections ; et si j'en crois les premiers chiffres à être tombés à 20h ce dimanche soir, moins de 50% du corps électoral ne s'est déplacé pour accomplir ce que l'on nomme avec une emphase toute républicaine, son devoir de citoyen !

Et comme je les comprends !

Car ils se sont tant et tant démenés, ils ont dépensé tant et tant d'énergies pour montrer que ces élections, il fallait à tout pris y participer, que le taux énormément élevé d'abstentions leur est tombé dessus avec la force du plus impitoyable camouflet.

Bon d'accord, j'ai été parfaitement formaté, et vous aurez beaucoup de difficultés à me convaincre à ne pas aller voter ; mais comme je comprends ceux qui ont refusé à se livrer à ce qui ressemble, qu'on le veuille ou non, à une parodie de la démocratie.

Je passe sur le fait que les médias annonçant le résultat du vite des Français à l'étranger, correspondant comme de juste à cette grande tendance dont on nous rabattait tant et plus les oreilles, à savoir que le parti du nouveau président de la République allait connaître un véritable triomphe. Bien que … au fur et à mesure de la campagne électorale, il est devenu évident que les médias avaient fait leur choix (que voulez-vous l'opportunisme de carrière existe aussi bien que celui politique!), et que disposant du plus formidable outil de communication qui soit, il leur a été facile de faire en sorte que ce choix apparaisse comme le meilleur …

Mais comment ne pas s'interroger aussi sur cet autre fait : quel sens cela peut-il avoir qu'il y ait 12, 15 voire 25 candidats à postuler le siège de député pour la même circonscription ? Et là vous vous amusez ! si vous prenez chacun des programmes, vous constaterez les mêmes déclarations d'intention : tenir compte des réalités du terrain, des aspirations locales, et faire en sorte que les décisions jacobines n'aillent pas à l'encontre du bien de chacun des citoyens. Ajoutez le couplet presque larmoyant sur l'impérieuse moralisation des êtres qui aspirent à diriger (Merci Fillon !), ou encore sur l'absolue nécessité à ce que le citoyen soit bien protégé (Merci aux attentats terroristes !), et vous aurez alors un programme passe-partout que chacun des candidats pourra reprendre à son compte et défendre avec la passion qui lui est propre ! Mais comme vous êtes sûrement bêtes, parce que doué de plein de bon sens, vous ne pouvez manquer de vous poser cette simple question : puisqu'ils prétendent tous plus ou moins les mêmes choses, alors pourquoi tant de candidats, et un seul ne suffirait-il pas ? Fi donc ! Vous n'avez rien compris, chacun prétendant être le plus à même de réaliser ce qu'il faut … tous ou presque tous oublient de mentionner que si clivage il y a, il passe nécessairement par la frontière idéologique : mais de cela, il est hors de question, l'idéologie, mesdames et messieurs, cela n'existe plus, c'est un propos d'arrière-garde !

Décidément vous n'avez rien compris ! Je ne parlerai pas de la droite, car n'ayant pas l'honneur d'appartenir à ce courant de pensée, je risquerais de commettre d'irrémédiables contresens, pire même des barbarismes que rien ne saurait excuser. Donc contentons-nous de quelques courants : tiens par exemple, si vous avez compris, éclairez ma lanterne, pourquoi y-a-t-il des candidats du PCF liés avec la France Insoumise, et d'autres candidats du PCF indépendants de la France Insoumise ? Bon, on ne va pas nous refaire le coup de la Russie et de l'URSS du début du 20ème siècle : les appareils n'auraient pas remis à l'honneur les querelles entre un Lénine, Staline et Trostski ? Si oui, alors en donnant à des candidats des orientations différentes avec la même appellation, ils nous prennent pour des demeurés … un peu comme l'autre Pascal qui écrivait « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà ! »

Remarquez il y a bien mieux dans ma circonscription : c'est le mot écologie ! Je passe sur le fait que aussi bien les macroniens que les Républicains (vous savez le machin à Sarkozy) la réclament, je constate qu'il y a deux partis écolo : l'un écologiste et animaliste, et l'autre Europe Ecologie les Verts ; le premier me fait bien rire, pourquoi pas non plus Ecologie et végétarisme, auquel pourrait très bien se superposer écologie et légumes verts, ah non, comme je n'aime pas les épinards, alors je vais créer écologie et légumes verts moins les épinards, trop long ? D'accord on va réfléchir à une autre appellation.

Et vous n'avez pas tout vu ! Deux partis bretons, plus ou moins séparatistes ou plus ou moins légitimistes (cela dépendra de votre culture historique bretonne, mais surtout n'avouez pas que vous n'y connaissez rien, sinon vous allez vous faire lyncher alors que ces dits partis devraient être heureux de pouvoir prêcher la bretonitude !) J'arme déjà les bâtons qui vont me rouer de coups en déclarant que leurs débats internes et leurs pseudos différences me font bien rire, lorsqu'elle voudraient s'appliquer à ma circonscription (une du sud de Rennes) où l'on n'a jamais parlé Breton !

Non tout cela est d'un grotesque affligeant, et comment ne pas s'étonner que devant une telle faiblesse de raisonnement, devant un tel manque d'humilité, puisque que chacune veut à tout prix faire valoir ses tout petits mérites, le citoyen lambda, n'ait pas cette réaction oh combien salutaire de tirer sa révérence et de s'abstenir !

Bien sur que je suis allé voter : je ne suis pas à une contradiction près, que j'assume totalement … mais avec cette conscience vraiment terrifiante que mon vote était purement formel, qu'il ne servait strictement à rien sauf à permettre de dire à cette masse d'hypocrites que la République fonctionne puisque les électeurs (moi en l'occurrence) avaient fait leur devoir !

Fei Ge : une très agréable découverte !

Fei Ge : Ondes de Chine

 

Si vous souhaitez un roman qui se lit bien et qui ne vous force pas à réfléchir de trop sur ce que vos yeux découvrent, alors Fei Ge est fait pour vous.

Si vous désirez une histoire pas trop compliquée, avec beaucoup de sentiments, peu d'énigmes, et des caractères clairement définis, alors oui Ondes de Chine vous conviendra parfaitement.

Si vous recherchez un ouvrage qui vous donne envie de connaître un peu (mais pas trop !) de l'intérieur des parcelles de la société chinoise, alors oui, ce roman est pour vous.

On continue ?

J'ai beaucoup aimé le personnage central, ce monsieur Cui, qui est présenté en quatrième de couverture comme un citoyen ordinaire. Or il ne l'est pas tant que cela ; vous voulez des preuves ? Vous en connaissez, vous, beaucoup de Chinois qui même maintenant se délectent de la musique baroque et de Cecilia Bartoli en particulier, ou plus généralement de la musique dite classique ? Non, bien sûr, car comme moi vous ne connaissez pratiquement pas de Chinois … en dehors de ceux que nous présente la littérature ; eh bien précisément dans cette littérature, c'est la première fois que le personnage central est un homme qui s'occupe avant tout de la qualité du son, et que cela passe par l'exigence qu'en a la musique dite classique. Cela mérite d'être souligné, non par chauvinisme musical (encore que … peut-on traiter quelqu'un de chauvin, qui se préoccupe du phénomène sonore dans sa globalité historique?), mais parce que cela implique d'autres qualités que le romancier va développer tout le long de son roman.

La relation entre le travail et l'argent ! Intéressante notion, surtout dans la Chine contemporaine où, d'après tant et tant de reportages, l'on se rend compte que la préoccupation première de la société chinoise est de s'enrichir toujours plus : ne compte-on pas un nombre impressionnant de millionnaires, voire de milliardaires dans cet empire ? Monsieur Cui le rappelle à plusieurs reprises, son métier, il ne le fait pas pour gagner des cent et des mille, il lui suffit qu'il le nourrisse, car ce travail il l'a choisi par amour - influence de son père, certes, mais aussi par cet univers intérieur que lui font découvrir le son et les œuvres musicales ! Et quelle amère désillusion quand il découvre que son meilleur ami est capable de sacrifier son amitié au monde de l'argent !

Et inversement, quel merveilleux symbole que cette femme avec qui il va refaire sa vie : détachée du monde de l'argent, mais elle-aussi amoureuse du son (on se prend de sympathie pour cette femme qui recherche « Les Variations Goldberg » interprétées par Glenn Gould) elle vit dans un isolement d'autant plus grand qu'elle a été complètement défigurée ; et quand Monsieur Cui la rencontre, c'est une perle rare qu'il découvre et …

Car ses relations avec les femmes ne sont pas si simples : alors qu'il est profondément marqué par un mariage qui a échoué, sa sœur fera tout pour le mettre en relation avec une autre femme ; le récit de cette rencontre et son échec annoncé est d'un drôle irrésistible. On comprend alors pourquoi ce personnage central est hors du commun : il réussit à nous faire comprendre que satisfaire aux exigences de la société, que ce soit en matière d'argent ou dans le domaine de l'intimité n'est que « vanitas vanitatum » (pour reprendre l'expression biblique), et que la recherche du bonheur et son acquisition se situe à un autre niveau.

Roman plein de bon sens qu'il fait bon de méditer pour sa propre gouverne. Car il n'est pas seulement la description de la seule société chinoise et de ses individus, mais il plonge dans les racines mêmes de tout un chacun. Roman sans prétention affichée mais qui vaut bien tous les traités et tous les catéchisme de quelque religion que ce soit (1) !

 

-1 Samedi matin, sur mon marché, quelques étals présentant en de nombreux exemplaires le coran sous toutes ses éditions possibles et imaginables, dont une « Le Coran expliqué aux enfants », et je n'ai pu m'empêcher de faire la corrélation avec ce type d'ouvrage dont mon enfance a été baigné, « L'évangile pour les enfants ». Et comment irais-je, après, tenter d'expliquer à ces missionnaires d'une autre religion qu'ils ont tort de vouloir endoctriner les enfants ?

 

PS Editions Hachette, 2015, 183 p., 17,90€

 

Police, formation et réflexion du citoyen

Deux événements policiers récents nous forcent à réfléchir sur le rôle et la formation des policiers, et surtout leur utilisation par le politique pour susciter un état d'esprit dans la population.
Peu clair ?
Reprenons d'abord ces deux faits.
Et en premier, cette attaque d'un commissariat de police de Paris par un forcené armé d'un couteau de cuisine, genre hachoir. Ne répondant pas à une sommation de s'arrêter, l'homme a été abattu à quatre ou cinq mètres de distance, par un tir de six balles. Le policier responsable a assuré qu'il a agi en état de légitime défense, thèse qu'a immédiatement acceptée et défendue le ministère de l'Intérieur.
Bien, acceptons-la ! Mais je n'en ferai qu'une simple ... hypothèse. Loin de moi d'incriminer un quelconque agent de maintien de l'ordre ; que quiconque n'a jamais eu peur lui jette la première pierre ! Mais dans cette réaction de panique, il y a quand même au moins deux éléments qui me gênent terriblement ; d'abord c'est l'état de panique lui-même, comment peut-on céder aussi finalement à ladite panique ? C'est donc qu'on n'est absolument pas certain de soi, et qu'on n'est absolument pas sûr de dominer la situation. Et alors là c'est une remise en cause totale de la formation donnée aux fonctionnaires de police : la première des choses qu'on devrait leur apprendre c'est de garder leur sang froid en quelques circonstances que ce soit. Ce qui éviterait aussi le deuxième élément qui interpelle : l'agent de police n'a pas utilisé son arme pour neutraliser l'adversaire, mais bien pour le tuer ! Or que n'a-t-il tiré dans les genoux ou dans les bras, bref dans une partie de son corps qui aurait stoppé net ce forcené et l'empêcher d'accomplir son intention meurtrière. Les militaires qui, à Valence, quelques jours plus tôt, ont réussi à immobiliser une voiture conduite par un autre déséquilibré, en tirant dans les pneus de la voiture qu'il conduisait, ont démontré qu'il était possible d'intervenir efficacement sans pour autant tuer. Car tuer c'est sans nul doute le réflexe le plus facile, mais comme c'est préjudiciable à l'individu comme à la société ! Céder à cette facilité c'est faire peu de cas de la vie humaine, et c'est aussi interdire aux futurs enquêteurs d'avoir accès à des informations qu'ils auraient pu avoir, l'individu étant vivant !
Là non plus il ne s'agit pas d'incriminer cet agent de police, mais bien la formation qu'il a suivie ; outre l'indispensable maîtrise qu'il devrait avoir, que n'enseigne-t-on un de ces arts martiaux (judo, karaté, il y a un ample choix !) qui permette de neutraliser l'adversaire sans lui ôter la vie ?
Mais comment peut-on prétendre former un policier en six ou douze mois ? Il y a urgence, assure-t-on dans les plus hautes sphères de l'Etat, car nous sommes en guerre, n'est-ce pas, contre le terrorisme. Mais la précipitation est toujours l'ennemi du bien, et l'approximation reste alors la règle générale. On recrute et forme (?) à tour de bras de futurs responsables du maintien de l'ordre ...mais à ce régime, on risque bien d'avoir de plus en plus de bavures et de ce qu'il faut bien appeler assassinats.
Malheureusement, l'Etat joue sur de velours, car il conditionne si bien la population à cet état de terrorisme et donc de toutes les mesures qu'il prend, y compris les plus antidémocratiques comme le trop fameux Etat d'urgence et la déchéance de nationalité, qu'elle est prête, la dite population, à tout accepter.
A preuve, et là comment ne pas être totalement ulcéré, le jugement qui a été rendu, acquittant un policier qui avait tiré dans le dos contre un dangereux bandit, le tuant. Il a invoqué lui-aussi l'état de légitime défense ; mais ce même état de légitime défense n'a pas été reconnu par le même tribunal, alors comment expliquer le jugement rendu par un jury populaire ? Il y a là une gigantesque contradiction qui ne peut malheureusement s'expliquer que par cette anesthésie que l'Etat provoque sur la population par tout le tapage (relayé par les médias, et on ne soulignera jamais assez le rôle néfaste qu'elles jouent en la matière) qu'il fait sur le terrorisme, l'Etat de guerre … Le citoyen lambda est alors conditionné de telle façon qu'il est prêt à gober tout ce que les autorités lui présenteront, sans même exercer son droit le plus élémentaire de réflexion, pire même, il est à défendre dans ses excès tout ce que l'Etat au nom de ladite sécurité commet. 
Etrange, étrange, je n'arrive plus à me souvenir quel philosophe a écrit que la force était l'arme des faibles ! Notre état masque sa propre impuissance en se réfugiant derrière la force quitte à s'asseoir sur les grands principes moraux et démocratiques, à commencer par le respect du droit à la vie et de sa propre défense qu'a n'importe quel citoyen. Et pendant ce temps, le citoyen oublie d'autres problèmes ceux auxquels il est confronté quotidiennement. Gouverner serait alors pour nos hommes politiques, l'art de pratiquer la diversion ?
…
Savez-vous que le Gewurztraminer de 2013 est une excellente cuvée ?

Nathalie Azoulai : Titus n'aimait pas Bérénice

Un prétexte : un Titus contemporain, amant de Bérénice, n'arrive pas à franchir le pas, à divorcer, et préfère rester avec sa femme Roma. Quoi de plus banale comme situation. Sauf que la Bérénice en question, se rappelle un certain tragédien, un certain Jean Racine qui a déjà traité ce sujet.

Elle va alors se plonger dans la biographie dudit auteur … biographie qui ne sera interrompue qu'à deux ou trois reprises pour ramener le lecteur à l'intrigue initiale.

A vrai dire, l'artifice est un peu gros, et cet ouvrage qui n'aurait plus été alors un roman, mais une simple biographie, aurait sans doute gagné en force s'il s'en était passé.

Je préfère donc et de beaucoup faire comme si cette intrigue très secondaire et originelle n'existait pas, pour m'en tenir à la seule vie de Jean Racine, telle que nous l'auteure nous la raconte.

Le souvenir que m'ont laissé mes humanités (cela remonte à fort longtemps maintenant !) auréole le dramaturge français, contemporain du Roi Soleil, d'une très grand flou. L'homme, à ce dont je me souviens, n'était pas des plus sympathiques : il avait tout contre lui, trop admirateur de Louis XIV, quand il le fallait, mais en même temps trop rigoureux avec ses fréquentations jansénistes.

Je n'étais pas non plus un fervent admirateur de l'écrivain ; la tragédie ressuscitant ou exaltant les hauts faits de l'antiquité gréco-latine m'ennuyait, et je lui ai toujours préféré la comédie de mœurs, et son grand rival Molière.

Alors, sa vie étalée par un écrivain contemporain …

Bon, il faut dire qu'elle a trouvé l'appât idéal pour attraper le lecteur : le titre, provocateur par excellence, qui nous renvoie de façon brutale mais aussi presque vaudevillesque à l'histoire antique.

Toujours est-il qu'elle réconcilie le potache que j'ai été avec Jean Racine.

Car, comment ne pourrait-il pas être sympathique cet adolescent qui s'émerveille devant la beauté et la précision de la langue latine ? Et par les temps qui courent où, pour nos responsables politiques, l'accès à la culture c'est de la niveler par le bas et de supprimer tout l'apport historique de civilisations antérieures, trouver un tel idéal et une telle énergie pour se l'approprier est plus que réconfortant.

Comment ne pourrait-il pas être sympathique, ce jeune tragédien qui tente de plier (et avec beaucoup de bonheur) la femme actrice à l'exigence qu'il a de le la versification et de l'expression poétique aussi rigoureuse soit-elle dans l'alexandrin ? Cette attitude est d'un modernisme stupéfiant : on pourrait la considérer comme du machisme à l'état pur, alors que de fait, l'auteure montre dans l'attitude de Jean Racine face aux actrices qu'il entend diriger, que la femme peut non seulement être l'égal de l'homme (du créateur) mais aussi lui être supérieur, puisque que capable de concrétiser ce qu'il ne peut que concevoir.

Comment ne pourrait-il pas être sympathique cet homme qui tente de concilier cet amour impossible vis à vis de son roi et sa foi intransigeante qu'il a reçue par son éducation ? Certes, et on le concède volontiers, il y a tout un côté à la fois rétro, vieille France et franchement réactionnaire dans cette attitude : mais le choix même de ces mots (que j'ai volontairement utilisés), montre à quel point nous sommes aussi « victimes » de cette tendance à vouloir tout classer par catégorie. Et l'auteure réussit à nous prouver que Jean Racine, à son époque, était tiraillé de la même façon que peuvent l'être les écrivains engagés contemporains : les catégories ont sans doute des fonds différents, mais le poids de leurs structures demeure tout autant contraignant quelle que soit la nature de leurs fonds.

Comment ne pourrait-on pas adhérer à cette défense et illustration de l'individualisme ?

Même si par mes convictions je suis en totale opposition avec ce qui fonde la vie de Jean Racine, je ne peux que m'incliner devant la force qui émane de ce personnage tel qu'il est retracé dans cet ouvrage.

Je m'en voudrais de faire moindre pronostic sur ce roman.

Il est trop hors de notre temps (en dehors de cette concession que me semble être l'artifice initial) pour mériter un quelconque prix ; il fait trop référence à notre « passé » littéraire, (et pourtant comment le renier, sans risquer de perdre notre propre identité : on a certes oublié Jean de La Fontaine ou Nicolas Boileau, que l'auteure sait fort habilement mettre en lumière, alors qu'ils sont des éléments indispensables de notre patrimoine), pour attirer l'attention de ceux hommes d'affaires qui prétendent diriger notre monde culturel.

Alors, si malgré tout cela, il était couronné par l'un de nos plus prestigieux prix, ce serait un véritable pied de nez fait à cet univers ambiant dont la seule réflexion est reliée au monde des tablettes, smartphones, tablettes et autres facebook … j'en passe et des pires !

 

PS Ce texte a été écrit avant que les prix littéraires ne soient décernés ; les jeux étaient sans doute déjà faits et aussi bien le Goncourt que le Renaudot étaient vraiment prévisibles, par contre le jury Médicis a eu cette élégance à laquelle je ne m'attendais pas en couronnant ce roman.

Hanan El-Cheikh : La Maison de Shéhérazade

Shéhérazade, ce nom résonne universellement d'un pouvoir fascinant ; s'il appartient à ce qu'il y a de plus profond dans la culture populaire indienne et persane, et s'il a imprégné le monde littéraire arabe des 12 ou 13ème siècle (et peut-être même avant !) De combien de rêves nombre d'occidentaux n'ont-ils pas été bercés par cette enchanteresse depuis la splendide mise en forme qu'a réalisée Galland au 18ème siècle de ces contes ? Comment oublier cette inégalable musique qu'en a tirée un certain Rimski-Korsakov ?(1)

Impossible alors de ne pas céder à cette tentation à laquelle nous soumet l'écrivain Hana El-Cheikh … d'autant plus que c'est une femme qui va nous parler d'une autre femme et de toutes les héroïnes qu'elle va inventer et mettre en scène.

Bien sûr il est impossible d'oublier le merveilleux de toutes ces aventures, les conditions exceptionnelles qui les entourent, ni non plus ces deus ex machina qui arrivent juste à temps pour résoudre les situations les plus inextricables.

Mais même si certaines fonctions sociales (calife ou vizir, par exemple) permettent aux hommes de se manifester généreux, il n'empêche que l'homme sait être d'une cruauté sans pareille ; car pour se venger de l'infidélité de sa femme, le roi Shahrayât non seulement va la tuer, mais il décide de prendre chaque nuit une nouvelle femme et de la faire tuer après avoir passé avec elle une nuit d'amour. Et ce sera tout l'habileté de Shéhérazade, qui saura, en captivant chaque nuit le roi par ses récits, différer la terrible menace sur sa tête, et au bout de mille et une nuits le roi se soumettra et renoncera définitivement à tuer son épouse.

En dehors de la morale, un peu trop facile, comme quoi l'homme est capable de s'amender, il y a une entreprise séduisante : l'art et morale sociale sont capables de faire cause commune. Sauver de la délinquance la plus cruelle par l'art est quelque chose d'exaltant … et je ne peux m'empêcher de faire le rapprochement avec Gesualdo, ce compositeur italien du 16ème siècle au sang si bouillant que, trouvant un jour sa femme dans les bras d'un autre homme,  il n'hésita pas à les tuer tous deux ! Mais voilà, il écrivait des madrigaux d'une telle beauté que les juges le condamnèrent à continuer de composer de tels chefs d'oeuvre … que n'aurait pas perdu le monde si, écoutant la loi du monde, les juges l'avaient fait décapiter !

Mais que disent donc tous ces contes que Shéhérazade invente chaque nuit et qui fascinent tant son cruel  mari ?

C'est d'abord le monde dominé par la force de l'amour, non pas un amour éthéré, mais bien charnel et avec un appétit qui très souvent est aux franges de l'érotisme, ou tout au moins le suggère avec une telle gourmandise que l'eau nous en vient à la bouche ! Les héros, hommes ou femmes, sont à ce point amoureux qu'ils nous font aimer la notion même d'amour !

Pour mieux souligner la force de l'amour, il y a toujours d'une façon ou d'une autre opposition entre la réalité et le rêve : l'amour réussi n'est pas forcément celui qui se conclut dans la normalité quotidienne du mariage, mais celui rêvé ne l'est pas pas non plus ! La différence entre la banalité et l'aspiration engendre alors le mystérieux, où Djinn et aspects humains vont se confondre, où même les plus puissants seront obligés de courber la tête et d'accepter la rigueur de l'amour. Car là aussi réside la grande leçon de ces contes : devant le sentiment amoureux, on ne peut opposer aucune barrière hiérarchique, sociale.

Ce qui est frappant alors, c'est que toute cette morale est énoncée par des femmes, que ce soit Shéhérazade qui parle à la première personne ou que ce soient les femmes qu'elle met en scène. (Attention ne tombez pas dans ce piège où vous allez vous précipitez : ce n'est pas un auteur masculin qui a écrit ce roman, mais bien une femme : ce qui le rend encore plus savoureux, quand on voit à quel état d'infériorité certains mouvements intégristes musulmans veulent réduire la femme !)

Et cette femme, libanaise, émaille aussi tous ces contes d'un autre amour, celui de la vie et de tous les bienfaits que le monde terrestre peut apporter ! Les richesses, en tant que biens matériels, sont accessoires, ou plutôt n'intéressent que parce qu'elles permettent l'aisance nécessaire pour jouir de la vie. Mais elles ne sont absolument pas une fin en soi.

Tout au long de ces pages on baigne dans une espèce d'aura, celle que résume si bien l'adage latin « carpe diem » (2) Ils sont magnifiques tous ces héros, ils acceptent avec fatalité tous les obstacles qu'ils peuvent rencontrer dans la conquête de leur impossible amour, parce qu'ils savent aussi que, quelque part, il y a quelqu'un (on ne parle pas de Dieu !), un calife qui sera prêt à les écouter, et à leur donner aussi  la clé  pour accéder à ce bonheur. Il y a dans ce roman un autre philosophie sous-jacente : l'homme qui détient le pouvoir absolu, de cruel qu'il est, va être confronté aux héros que Shéhérazade invente ; El Cheikh ne nous dit pas la fin, mais on la suppose tellement, puisque elle le décrit sous la forme de ce calife caché qui se présente avec son vizir et son poète dans l'un de ses contes ; d'inflexible, il sera amené à prendre en compte les désirs des femmes qui lui content leurs malheurs, et à devenir humain, remettant ainsi en cause la base de son pouvoir.

J'avais déjà lu, au moins à deux reprises, les Mille et Nuits dans la version de Galland. Et j'en avais conservé un merveilleux souvenir ; pourtant au fur et à mesure que j'ai avancé dans la lecture d'El Cheikh, j'ai été incapable de deviner quelle était la part réelle de l'auteur dans la rédaction de ces contes, et quelles pouvaient dont être les différences avec ceux repris par Galland ; qu'importe ! Le plaisir a été immense ; et je m'en moque éperdument que ces contes soient fidèles ou non, qu'ils soient transcription savante d'une tradition orale, tant j'ai été séduit par cette chaleur qui s'en dégage, par ce climat très oriental si proche de tous ces écrivains turcs ou libanais, ou syriens, ou tout simplement méditerranéens, sans qui notre civilisation aurait encore tant à gagner !

(1) Je revois encore la couverture de ce disque microsillon qui a enchanté mes 15 ans ; on aurait dit une miniature persane (mais à l'époque je n'en avais encore jamais vu !), chatoyante de dorure et de couleurs vives. J'entends encore ce thème de Shéhérazade au violon solo qui me fascinait tant, et il avait beau se répéter, je ne suis jamais arrivé à m'en lasser.

(2) V. Hugo en a donné une traduction libre « carpes au gras » qui correspond parfaitement à cet appel philosophique (mais bien matériel aussi !) à jouir du temps présent.

 

PS Editions Actes Sud, 2014, 380 p., 23 €

Election vous avez dit élection ?

Le dernier volet de la farce électorale vient de se terminer, et le temps est plus propice à une réflexion sur cette période que nous venons de traverser.

Le mot a été lâché : farce !

Oui, c'en fut une de belle à tous les titres, et sûrement digne d'inspirer les comiques à venir !

On (très pratique ce on pour désigner on ne sait plus exactement quel responsable, mais forcément il y en a eu un !) a décidé de supprimer les conseil généraux et les conseillers cantonaux, et de les remplacer par des conseils départementaux constitués de conseillers départementaux. Mais les fonctions et attributions de cette dernière structure ne sont pas encore totalement définies, puisque, si je l'ai bien compris, c'est le parlement qui en juin prochain devrait les adopter définitivement ; donc on nous a demandé de voter sur des suppositions : que les attributions seraient les mêmes … et comme chacun le sait et le constate tous les jours, nos députés étant de grands farceurs, s'ils venaient à supprimer des attributions des conseils départementaux celles concernant les activités économiques ou culturelles, ou encore à transférer certaines autres tâches aux métropoles régionales … on aurait alors voté pour des candidats à moitié fantômes !

Farce encore que cette campagne nationale ! On nous disait qu'il devait s'agir d'un scrutin purement local, et pour cause, puisque malgré la confusion de cette nouvelle structure, les candidats étaient pour une grande partie des conseillers sortants et donc avec un bilan d'actions qu'on pouvait espérer voire reconduites dans les futures structures.

Mais boum badaboum !

Ce n'était plus du tout cela ! C'était une bataille d'appareils nationaux, la Droite contre la Gauche, et ces deux contre l'extrême droite ! Et que je t'envoie toutes les petites phrases (dont la seule raison d'être est qu'elles soient immédiatement relayées par les médias pour faire mouche avec le plus grand fracas possible !) Le plus cocasse étant alors qu'on ne se battait plus pour un scrutin régional mais pour une politique nationale ; et à ce jeu-là, il était évident que le pouvoir ne pouvait être que perdant, car le moins qu'on puisse dire son action n'a guère entraîné d'amélioration ni sur la vie quotidienne ni sur les perspectives à court et moyen terme. Il faut bien dire aussi que lorsque un gouvernement dit de gauche fait une politique de droite, il ne peut être que perdant !

La droite traditionnelle a donc eu beau jeu de se présenter unie contre une gauche qui ne pouvait être que divisée : comment aurait-il pu en être autrement ? Comment des forces de gauche auraient-elles pu s'allier avec d'autres forces se réclamant de la gauche mais ayant une pratique politique et économique de droite ? L'union s'établit sur des idées débouchant sur un programme d'action cohérent, ce qui était évident pour la droite, ne l'était pas du tout pour ce qu'on appelle encore la gauche : le programme qu'avait Hollande dans sa campagne présidentielle avait une allure de gauche, mais de la façon dont il l'a appliqué une fois élu, et de la façon dont il l'a complètement dénaturé, le trahissant même de façon éhontée, ne permettait absolument pas qu'il puisse y avoir la moindre union entre les différentes forces de gauche et ceux qui soutiennent encore Hollande !

Comment pouvait-on alors espérer que le citoyen s'intéresse (tant pis pour le subjonctif imparfait !) à cette campagne ?

On a frisé des taux record d'abstention ; mais heureusement la farce s'est arrêtée au seuil du dramatique : car quoi qu'on pense d'une élection, quoi qu'on pense des candidats qui se présentent, quoi qu'on pense de la façon dont se déroule la campagne d'une élection, s'abstenir est un refus de prendre part à la vie de la cité, du pays ! C'est une façon fort peu élégante de pratiquer cet égoïsme, « je m'en fous ».

Alors quant aux résultats et de la manière dont ils ont été interprétés : franchement la langue de bois a encore un bel avenir devant elle !

L'hypocrisie d'un Sarkozy, la jouant modeste, alors qu'il n'est animé que d'un seul esprit, celui de la revanche !, est absolument superbe : ce n'est pas une politique de droite au niveau local qu'ont voulu les électeurs, c'est  la politique socialiste qu' ils ont sanctionnée ! Fantastique discours ! Alors que Hollande a retourné casaque et qu'il a menée une politique de droite ! (les banquiers et les grands patrons peuvent sans doute autant dire merci à Hollande qu'à Sarkozy), et que ce dernier ne le reconnaisse pas ! C'est presque du vaudeville ! Pourquoi presque ? C'est du vaudeville !

Quant aux commentaires desdits socialistes ! C'est tout autant fabuleux ! C'est moins pire que prévu ! Le malade n'est pas mort, c'est seulement son processus vital qui est engagé !

Mais enfin, il y avait une bonne chose quand même dans ces élections : la parité homme/femme (notez qu'on parle encore très souvent de parité H/F, alors qu'en toute logique, si parité il y a, on devrait employer le seul ordre qui convienne, l'alphabétique, F/H) et c'était une excellente chose … mais voilà nos hommes politiques, même à l'échelon local, sont de grands facétieux … et au troisième tour, celui qui élit les présidents des conseils départementaux, sur 101 conseils départementaux, seuls 10 ont élu des femmes ! Courage mesdames, sachant qu'il y a une progression de 40 % passant de 6 à 10, il vous faudra patienter encore quelques élections avant de voir la parité F/H au sein des présidents des conseils départementaux …

je laisse le soin à nos chères petites têtes blondes de CM2 de calculer combien d'élections il faudra pour parvenir à ce résultat.

Oui, ce fut un grand moment de farce politique ! Le seul problème, c'est que la farce a pris fin et qu'elle n'a fait rire que ceux qui pouvaient s'offrir le luxe d'en rire ; mais la réalité avec toute sa dureté, sa cruauté (un seul exemple : combien y aura-t-il d'expulsions dans les jours qui viennent, la trêve hivernale étant finie ?) va de nouveau s'imposer, et je doute fort que les acteurs de cette farce à laquelle nous venons d'assister, soient capables d'y apporter quelques solutions.

Mais comme je voudrais me tromper !

 

Azza Filali : Les intranquilles

Quand on a connu la Tunisie d'avant et d'après l'Indépendance, cela fait toujours un choc que de constater que des Tunisiens continuent d'employer la langue française pour s'exprimer par écrit.

Un choc, parce  que par de-là la réalité colonialiste qu'a imposée les politiques Français, la langue française en tant que véhicule d'expression a échappé à cette opprobre ; et c'est émouvant de voir que notre langue n'est pas perçue comme instrument de dictature, mais bien pour ce qu'elle est en elle-même, véhicule de communication.

C'est d'autant plus émouvant et étonnant aussi que la langue arabe est, elle-aussi, d'une extraordinaire richesse et qu'elle a su depuis de nombreux siècles être un facteur indispensable du développement des civilisations (qu'aurait été notre Renaissance sans les savants et lettrés arabes des 12ème et 13ème siècles ?)

Alors oui, c'est avec une très grande émotion que j'ai vu sur la table de nouveautés de la médiathèque des Champs Libres, trôner ce roman tunisien.

Quelques personnages, un film sur chacun d'entre eux avec arrêts sur image, insistants, troublants tant ils sont humains,trop peut-être !

Tous ils sont vécu les bouleversements politiques de leur patrie ; mais à des degrés différents car ils sont de conditions sociale totalement différente.

Tenez, prenez le pauvre bougre, Abdallah, par qui commence le roman ; de la région des phosphates, la mine il l'a bien connue, mais il n'a pas de chance, sa femme est morte, brutalement, il n'a pas pu avoir d'enfants, et puis avec la révolution, la direction de la mine qui le licencie ; alors il monte à Tunis, dans cet espoir que peut-être il pourra survivre dans la plus totale résignation.

Prenez cette famille presque lambda, lui, Jaafar, il est cadre supérieur dans une banque, elle, Zeineb, est employée et leur fille, Sonia, étudiante ; mais lui il a été complice, moyennant de gros avantages, des malversations financières de son directeur. Pourtant il le dénoncera, et malgré cela, il sera emprisonné, tandis que sa femme glisse un œil complètement indifférent sur tout l'effervescence du monde tunisien, quant à Sonia,  elle est complètement déboussolée, avec un fiancé qui a rompu, avec une histoire tunisienne qui semble la dépasser, et tout à coup cet appel irrésistible des sens avec la fascination pour un leader de la Cause.

Car la Cause elle est omniprésente.

La Cause, mais c'est bien entendu le mouvement musulman radical, celui qui est dénoncé par petites touches, certes, mais qui sont d'une redoutable efficacité : l'endoctrinement de ceux qui ne demandent qu'à être convaincus, Hechmi, mais bien plus subtil, la générosité vis-à-vis des nécessiteux, par la distribution de paquets de nourritures diverses et ce qui en découle, une pratique de captation des votes.

La Cause c'est aussi cette organisation qui est capable de s'emparer des leviers de commande de l'ancienne institution en soudoyant ou en « convertissant » d'anciens responsables ; comment un fonctionnaire de police aux ordres du régime de Ben Ali est récupéré et devient un pontife du nouveau régime.

Et l'humain, dans cette description quelque peu désabusée ou tout au moins très réaliste ?

Perdure le sentiment qui est capable de l'emporter sur les nouvelles croyances : Hechmi, encore lui, qui est rappelé à la réalité de ses sentiments en apprenant la mort de son père, ou encore l'éternel féminin (je ne sais pas transcrire autrement ce qui pourrait être des propos machistes et qui en sont, de fait, à l'opposé) qui resurgit : celle qui fait le plus vieux métier du monde et qui, pourtant, n'est pas sans avoir la nostalgie de l'affection la plus humaine et la plus désintéressée qui soit ; ou encore Zeineb, elle qui semble si indifférente à ce qui arrive à sa Tunisie, et encore plus aux angoisses de son mari, est capable de la plus grande humanité vis-à-vis de ceux qui semblent être plus dans le besoin qu'elle.

Toujours dans le domaine des sentiments, une réelle pudeur sur tout ce qui touche à l'amour : aucune description dont le réalisme peut confiner à l'érotisme, pire à la pornographie ; tout est dans le presque dit, les personnages peuvent être amoureux (et il le sont), mais cela apparaît avec une telle délicatesse et un tel naturel que le lecteur n'a pas besoin d'en savoir plus pour partager leurs émotions. La discrétion d'un Hechmi, Sonia ou même de celle dont on devine que c'est une mondaine, ne renforce que plus cette photographie de la société tunisienne en 2011.

Ajoutez tous ces détails, ces presque riens, qu'on a montés en épingle, des épiphénomènes : tenues vestimentaires qui osent dévoiler ce que la pruderie des partisans de la Cause refuse, cet alcool, pas tout à fait encore prohibé, mais presque.

Ajoutez aussi cette main mise du religieux sur les esprits, la lecture de certaines sourates du Coran, ou encore la pratique hallucinatoire propre à évacuer tout fantasme, toute obsession, tout ce qui peut entraver la prise de pouvoir,

et vous aurez cette ambiance dont on n'a pu saisir qu'une infime partie en 2011 …

Oh je sais bien, tout cela ne fait pas un « grand »roman, de ceux dont les actions et les différentes péripéties vont vous enthousiasmer … et pourtant, oui, c'est un grand roman, car tout ce qui y est rapporté n'est que du domaine du quotidien, de ce à quoi nous passons souvent à côté ;  tout cela nous parle, car l'Histoire n'est pas faite que de grands moments, et elle est bien plus perceptible, même si beaucoup moins fascinante, à travers cette multitude de petits faits quotidiens, dans lesquels nous nous retrouvons tellement bien !

PS Editions Elyzad, 2014, 241 p., 18,50€

PS2 : j'ai déjà eu l'occasion de lire quelques récits publiés par cette maison d'édition tunisienne ; et chaque fois j'ai été très agréablement surpris. Il est bon de le souligner et comme il serait bien que les diffuseurs s'intéressent un peu plus à cette maison d'édition et la fassent davantage connaître : les lecteurs potentiels n'en seraient que plus ravis.

Donna Tartt : Le chardonneret

Quel thriller que ce roman ! Il mériterait bien plus que cette modeste fiche littéraire que je commence, et nul doute que dans les années qui vont venir, cet épais roman va susciter de nombreuses études, enfin cela serait éminemment souhaitable.

Quelle en est donc la trame ?

Un jeune garçon, Théo, va visiter avec sa mère (son père les a abandonnés depuis quelque temps) un musée ; elle lui fait découvrir un petit (par la taille 33,5cm x 22,8 cm) chef d'oeuvre de la peinture flamande, et d'un certain Carel Fabritius. Cet artiste, élève de Rembrandt et très vraisemblablement maître de Vermeer a connu une fin tragique puis qu'il est mort dans l'explosion de la poudrerie de Delft (est-il utile de mentionner l'importance de cette ville dans l'histoire de l'art, son bleu n'est-il pas universellement connu ?) Mais en même temps, dans la même catastrophe une très grande partie de la production picturale de Fabritius a été détruite, « Le chardonneret », figurant parmi les très rares œuvres de Fabritius passées à la postérité.

Alors que Théo et sa mère se sont séparés (Théo étant subjuguée par, Pippa -il n'en connaîtra le prénom que plus tard- une jeune fille qu'accompagne un vieux monsieur) se produit tout à coup une cataclysme, une énorme catastrophe à l'intérieur du musée, quelque chose qui ressemble à une gigantesque explosion ; Théo va s'en sortir non sans avoir assisté à la mort du vieil homme qui lui donne une bague …

Et le lecteur va aller de rebondissements en rebondissements , ce qui fait aussi la caractéristique et la fascination des thrillers …

Dans le même temps où il apprendra quelques jours après la mort de sa mère, il va découvrir chez lui le tableau,

Orphelin, puisque son père les avait abandonnés lui et sa mère, il va être hébergé dans une famille d'accueil, les Barbour, qui se trouve être celle d'un de ses camarades d'école,

La bague va lui permettre de découvrir un certain Hobie, dont le métier est de restaurer les vieux meubles que le propriétaire de la bague vendait ; au contact de Hobie, Théo va s'initier au monde des antiquités,

Mais voilà, resurgit le père de Théo, avec sa nouvelle compagne, une certain Xandra ; et notre héros va quitter New York pour aller à Las Vegas où son père a pour principale activité et comme seule source de revenus, le jeu !

Dans cette ville où il est laissé à lui-même, Théo va se faire son seul ami, une certain, Boris , qui est lui-aussi un transplanté … tous les deux vont se livrer à des orgies où l'alcool et la drogue

vont être les principaux moteurs.

Nouveau coup de théâtre, le père, en butte avec la mafia locale, va mourir dans un mystérieux accident de voiture. Théo n'aura d'autre solution que de s'enfuir et il choisira de revenir à New-York, avec bien évidemment, « son tableau », où il va travailler avec Hobie, et se révéler un brillant vendeur et hommes d'affaires, au contraire de Hobie. Malheureusement pour lui, il va se livrer à quelques affaires malhonnêtes, et du coup sera poursuivi par un personnage d'autant plus louche que cet individu a l'air d'en savoir beaucoup sur la fausse disparition du tableau de Fabritius …

Théo semble bien s'en sortir ; pourtant le jour de ses fiançailles avec Kitsey, fille des Barbour (dont on aura pu apprendre auparavant les malheurs avec la mort du père et de Andy dans un naufrage) Boris réapparaît et l'entraîne de force, plus que de gré, à Amsterdam, où il lui apprend tout : il  lui a subtilisé  le fameux tableau, et s'en sert comme caution pour un trafic important de drogue … sauf que ce coup-ci, le tableau lui a été dérobé, et qu'il faut le récupérer,

La récupération serait presque réussie, si il n'y avait ce grain de sable, Mais la fin, je ne la raconte pas, car elle vaut son pesant d'or, et pour peu que vous ayez accroché au début de ce roman, alors oui, ce thriller mérite bien son nom, ses rebondissements vous auront tellement captivé que vous arriverez, toujours aussi haletant, à la page 689, puis 749 où les deux dernières facéties du sort vous laisseront, pantois, admiratif, que sais-je encore, devant le talent imaginatif de la romancière.

Ce n'est pas rien qu'un tel résumé !

Demandez à ceux qui ont essayé de faire celui de la Chartreuse de Parme, ou, a fortiori, du Comte de Monte-Cristo ?

Au fait pourquoi ces comparaisons ? Sinon pour dire une bonne fois pour toutes que ce que l'on nomme thriller pour définir un genre littéraire (ou cinématographique … encore que cela soit très difficile pour le 19è siècle !!) a tellement de sources dans l'histoire littéraire. Ce qui n'est pas non plus sans nous ravir.

Si j'en crois aussi la définition du mot thriller, c'est aussi la lutte du gentil contre le mauvais. Or dans le cas présent de Dona Tartt, ce roman nous fait naviguer entre les deux notions, mais non point réparties de façon plus ou moins égale entre les différents personnages, non ; par contre ce que je trouve vraiment de bien rendu, c'est que ces deux notions rentrent en conflit à l'intérieur des principaux personnages. Théo, par exemple, n'est pas celui qui représenterait le Bien, et seulement lui ! Que de zones d'ombre n'y-a-t-il pas en lui ; et pas seulement lorsqu'il est en proie aux délires de l'alcool ou de la drogue. Que dire aussi de son ami Boris ? Tous les deux oscillent constamment entre le Bien et le Mal (au point de pasticher la parole de St Augustin, c'est le Bien que je voudrais faire, et c'est le Mal que je fais ! ») ; mais ce qui nous touche, alors qu'on devrait en toute logique les condamner pour leur perversion et la débauche à laquelle ils se livrent sous l'emprise de l'alcool et de la drogue, c'est cette vérité, celle qui provient de leur cœur, et devant laquelle on ne peut que s'incliner, malgré tous leurs errements.

Vous croyez donc avoir tout compris à cette immense suggestion qu'a provoquée en vous ce « Chardonneret » … et puis vous fermez les yeux, vous tentez de vous remémorer les instants très forts de ce roman, et vous ne savez plus lesquels choisir tant il y en a, et à tant de degrés différents. Vous n'aurez que l'embarras du choix, entre les moments où le sentiment amoureux atteint des sommets, cet impossible amour de Théo pour sa mère ou pour Pippa, et plus généralement la nature de ces liens qui peuvent unir un enfant à ses parents ; ces moments d'une intense émotion où l'amitié se révèle bien plus forte que toute convention sociale, et ce sont ces rapports entre Théo et Hobie, ou entre Théo et Boris ; ces moments encore où vous en aurez jusqu'à la nausée de ces plongées dans le tumulte de la drogue (le summum me semble-t-il est atteint dans ces quelques jours que Théo passe à Amsterdam) ; vous vous surprendrez même à remettre en cause vos jugements – là-aussi conventions sociales obligent- sur tous ces phénomènes de drogue et sur ceux, qu'on appelle marginaux qui les prennent à très haute dose ; et que dire de ces moments très rares où Théo côtoie le monde de l'art en compagnie de Hobie ?Il y a là une vérité qui dépasse et de beaucoup celle du simple romancier : l'art est réellement perçu comme une nécessité vitale individuelle et non comme seul lien relationnel entre les humains. Cette vérité apparaît aussi dans les rares et poignants passages où Pippa parle avec Théo de musique, et en particulier de Shostakovitch.

Longue serait la liste de tous ces thèmes sur lesquels l'auteure nous oblige à réfléchir !

En fait la grande force de ce roman, aussi paradoxal que cela puisse sembler, ne se saisit pas au moment où vous le lisez, mais bien dans les jours qui suivent, car il va vous hanter longtemps après que vous en aurez achevé la dernière ligne. Vous vous surprendrez de cette infinie gamme de sentiments auxquels fait appel le roman, vous vous émerveillerez de constater à quel point l'art peut agir et interférer sur votre vie quotidienne, vous ne manquerez pas de sourire devant toutes ces mondanités qui règlent la vie de tant de nos concitoyens, même les écœurements dus aux dérèglements alcooliques, vous sembleront délectables …

et puis toutes ces autres interrogations, insolubles …

Oui, tout est dans ce roman, et écrire ces quelques mots ne fait que commencer le commentaire et toutes les réflexions dont l'humain a besoin pour s'enrichir et être enfin et seulement être.

PS Editions Plon, 2014, 787 p., 23€

Institut du Monde Arabe : Le Maroc Contemporain

A ma très grande honte, j'étais parti voir cette exposition dans un tout autre esprit, persuadé qu'il s'agissait de la civilisation marocaine contemporaine avec tous ses problèmes économiques et de société ; ce qui n'était pas sans m'intéresser, même si je n'ai pas en projet de me rendre dans ce très beau pays qui m'a un temps marqué !

J'aime beaucoup l'architecture de l'Institut du Monde Arabe : tant de mystères sont suggérés derrière tous ces panneaux de verre, un peu comme derrière les lattes de bois des volets des moucharabiehs ; ils m'attirent, et c'est sans doute ce qui explique que très rares sont mes séjours parisiens où je ne fais pas une petite visite à cet édifice.

                    

De loin, quelle impression suggestive que cette grande inscription en rouge, rappel de cette notion fondamentale de toute vie en société qu'est la tolérance vis-à-vis de toutes les pensées et systèmes philosophiques, complétée par cet autre panneau tout aussi significatif où les trois religions monothéistes sont mises sur le même pied d'égalité.

                 

Le temps peut être maussade, mais comme ils sont chaleureux ces rappels !

Et là, un choc, que cette introduction à l'exposition : Maroc contemporain, certes, mais pas pour les investisseurs économiques, ni pour les touristes, ni pour ceux qui ne pensent que chiffres et ne comptent qu'en fonction de taux d'intérêt, de productivité ou d'éléments de confort.

Dis-moi ce que tu lis et je te dirai qui tu es, ou encore dis-moi qui sont tes artistes et je te dirai quelle estime je pourrai t'accorder.

Y-a-t-il plus grande richesse pour un peuple, pour une civilisation que celle que lui apportent tous ses artistes ?

Alors à cette aune-là, le Maroc est assurément un très grand pays.

Car il faut découvrir ces esprits qui l'habitent, et dont cette remarquable exposition nous offre un si grand aperçu !

Remarquable exposition ? Le mot est lâché ! Remarquable, oui, parce que ce n'est pas une exposition que vous allez survoler au pas de course ; tout retiendra votre attention, et quel que soit le jugement que vous pourrez porter sur telle ou telle œuvre, il sera toujours raisonné et n'enlèvera ou n'ajoutera rien à l'oeuvre examinée. Vous pouvez par exemple être opposé à la conception de l'art qui serait iconoclaste, et donc manifester une réprobation totale face à l'utilisation des motifs religieux (peu importe la religion) ; en ce sens vous êtes scandalisé par la représentation du crucifix faite par Dali, et pour les mêmes raisons vous rejetterez le tableau de Abderrazak Benyakhlef, même si, utilisant les thème de la crucifixion, ce dernier fait le lien entre la condition divine du Christ et celles des humains exploités ;

         

                   

ce seront vos arguments pour condamner ce tableau, alors même que picturalement, il est du plus haut intérêt (composition, attitude originale des personnages, le coup de pinceau et la subtilité des reliefs ainsi amorcés). De la même façon

                            

                

le musulman pourra être choqué par Mustapha Belkadi dont le tableau « Délire des muselées » est une condamnation sans appel d'une interprétation rigoriste du Coran, et une invitation à dépasser les exégèses machistes de soi-disant spécialistes pour revenir à une lecture textuelle du Livre Saint. Mais par delà cette vision purement religieuse, le tableau mérite aussi qu'on s'y attarde par l'apparent simplisme qui l'anime, où l'on est beaucoup plus proche de la technique et des buts du dessin satirique ; et l'on ne peut s'empêcher de penser à l'immédiate actualité ! Avec cette autre formule qui, même si elle emprunte la forme d'un slogan, n'en demeure pas moins d'une réelle acuité : « Résister, c'est Créer ; Créer, c'est Résister ».

            

                    

                  

le peintre Faouzi Laataris s'en empare avec une naïveté à la fois désinvolte et complètement juvénile, comme certains dessins d'adultes qui continuent ceux d'enfants … et je pense inexorablement à ce peintre Adolf Wolfi, mort fou (me semble-t-il) en 1930. Etonnant comme certains peintres marocains actuels s'en approchent ! Regardez aussi Fatima Aijou

           

                      

ou Mohamed Tabal,

                   

et il n'y aurait certaines références à la civilisation arabe et/ou au monde marocain (lettre arabe, ou tête de dromadaire), la confusion serait alors absolument totale.

Serait-ce donc là une preuve d'originalité que de se trouver un style qui rappelle celui de Wolfi ?

Qu'il est beau ce raisonnement jésuistique en diable !

Plus sérieusement, j'aime beaucoup ce rapprochement entre Wolfi et ces peintres marocains, car il est pour moi la signification bien plus profonde que face à une société pour qui l'art a de moins en moins d'importance (en dehors de la possibilité qu'il peut offrir de réaliser de très juteux profits!), les peintres ont comme échappatoire possible le retour à la naïveté de l'enfance. Ce qui n'interdit pas non plus au sens critique de s'exercer.

           

                  

On peut alors admirer la force d'un Yassine Balbiouzi avec son tableau « El Giro » ; quelle meilleure satire que celui du monde des courses cyclistes ! Un habit évoquant celui des forçats et une tête de perroquet ! Cela se passe de commentaires, tant l'image est forte !

Recours à la naïveté enfantine, certes, mais aussi recours à un langage plus abstrait pour mieux marquer la crucialité de certains problèmes dont est affecté non seulement le Maghreb mais aussi toute l'Afrique, et l'on pense à celui de tous ces clandestins qui transitent (ou essaient de) entre autres par le Maroc pour rejoindre cet utopique eldorado qu'est l'Europe ; et c'est cette structure « Caravanes carbonisées » qui interpelle autant par son contenu que par sa forme. Le drame est là qui nous interroge, non seulement nous autres occidentaux, mais aussi les témoins directs que sont les maghrébins et autres africains ;

                    

la présence des cubes de matériau noir nous rappelant tout l'aspect discriminatoire et racial de l'immigration clandestine, et les fils tenus, l'indispensable solidarité qui doit s'exercer entre tous les peuples. Cette structure, bien plus réaliste dans irréelle que n'importe quelle photo, renforce l'affirmation, s'il en était besoin, que l'art ne saurait être déconnecté des problèmes de la société qui l'entoure.

Avec un détail dont on espère qu'il se sera pas passé inaperçu : le respect des diversités des cultures du Maroc, et notamment celles arabe, berbère et occidentale, représentées par des inscriptions dans les trois langues ;

                  

ce n'est pas grand'chose, direz-vous, mais il y a là un symbole très fort : montrer qu'une civilisation ne peut exister que si elle respecte chacune de ses composantes (et nous retrouvons là ce principe de tolérance religieuse évoqué plus haut !).

La permanence de grands courants esthétiques n'est pas sans laisser de trace chez les créateurs marocains, j'en veux pour simple preuve ce qui me semble être l'un des joyaux de cette exposition : un tableau d'Abderrahim Yamou ;

         

                   

on nage avec bonheur en plein abstraction ; tout est dans une subtile variation des couleurs, du gris le plus neutre pour arriver vers une touche lumineuse de bleu ; les formes elles-mêmes qui semblent évoluer dans une apesanteur, si elles nous rappellent très vaguement d'autres beaucoup plus connues, ne sont issues de rien d'autre que la simple fantaisie d'un imaginaire débordant. On se sent en totale harmonie avec ce paysage fictif étrangement bien plus vivant et concret que ceux de sites reproduits dans n'importe quelle carte postale. Mieux même, on ressent comme une invitation à rentrer dans ce cadre proposé, grâce à ces faux reliefs si habilement réalisés.

 

                     

Difficile de résister à une telle œuvre !

Il faut croire que cette exposition a connu un succès qui a dépassé les espérances de ses organisateurs, car prévue jusqu'à la mi-janvier 2015 elle a été prolongée jusqu'au 1er mars …

Prokofiev : L'amour des trois oranges

Tous les mélomanes avertis ont en tête la fameuse marches des Trois oranges, extraite de la suite, réalisée par Prokofiev lui-même et qu'il a tirée de son opéra éponyme. Mais mon ignorance était telle que j'étais même persuadé qu'il s'agissait d'un ballet !

Alors, pensez, un opéra, et quand on connaît un peu le compositeur Prokofiev et qu'on lui voue une admiration presque sans borne … il  est impossible de résister lorsque Mezzo l'inscrit à son programme, surtout si c'est un des soirs (mardi dernier) de la semaine où vous n'êtes pris par aucune de vos occupations favorites.

Et comment ne pas être enthousiaste lorsqu'on apprend que c'est Prokofiev lui-même qui a écrit le livret de son opéra, à partir d'une pièce de Carlo Gozzi (le rival de Goldoni). Je n'ai malheureusement pas pu confronter le texte original avec l'adaptation, mais en tout cas ce que nous en offre Prokofiev nous incite fortement à lire la pièce de Gozzi.

Qu'en est-il donc de cet opéra (1) ?

Un prince complètement hypocondriaque fait le désespoir de son père qui craint pour sa propre succession. Un mage lui prédit la guérison dès lors qu'on aura réussi à le faire rire … d'où quelques épisodes grotesques ! Mais dès qu'il retrouve le rire, la fée Morgane le condamne à aller chercher l'âme sœur qui se trouve dans une des trois oranges gardées par un féroce cuisinier. Il réussit à tromper la surveillance de cet être aussi redoutable que gigantesque. Et après quelques aventures, entre autres celle où la servante de la fée Morgane se substitue à la princesse trouvée dans une des trois oranges, tout est bien qui finit bien.

Même si l'histoire peut sembler à la fois naïve voire quelque peu cucul, il ne faut pas oublier qu'on est toujours dans l'atmosphère de la commedia dell'arte : les gags sont là pour la faire prendre au second degré et les méchants sont trop vite démasqués pour pouvoir constituer une entrave à son bon déroulement, et même susciter une quelconque sympathie. Il ne faut pas oublier qu'il s'agit avant tout d'un spectacle populaire ; et que la morale finale - les bons (pas forcément les grands de ce monde !) seront récompensés – doit avant tout être respectée pour l'édification des masses populaires, comme n'aurait pas écrit un certain Staline.

Mais Prokofiev signe là aussi un pastiche de l'opéra buffa, cette forme théâtrale qui devait perdurer durant plus d'un siècle, de Pergolèse à Donizetti. Le fait est d'autant plus intéressant à signaler qu'il s'inscrit dans cette mouvance de la première moitié du 20ème siècle à commencer par des compositeurs comme Igor Stravinsky lui-même avec son « Pulcinella ». On ne sera pas surpris, si cette dernière œuvre date de 1920, de constater que « L'amour des trois oranges » a été composé à la même époque, et cet opéra a été créé à Chicago en 1921.

Avec une surprise de taille : le texte chanté est en Français ! Il ne s'agit pas de pousser un cocorico (et d'assumer la posture stupide de nombre de sportifs pour qui le drapeau est bientôt plus important que le sport lui-même !) ; mais il est vrai aussi qu'au début du 20ème siècle la France est un carrefour esthétique très important (et pas seulement au niveau musical), elle accueille des réfugiés russes (à commencer par  Stravinsky, encore lui!) ; Prokofiev nourrit une certaine tendresse à son égard et aussi pour la Bretagne, où il achève son 3ème concerto pour piano ?

Pastiche, certes, mais tout en finesse ; tout est dans les nuances, jamais trop ou pas assez ; on se délecte de la justesse de ton qui parcourt cet opéra du début jusqu'à la fin.

J'ai trop souvent redouté et ai été agacé par nombre de mises en scènes, où, au prétexte de faire du nouveau il y avait un hiatus total avec la musique, pour ne pas souligner l'originalité de celle qui anime cet opéra. Il y a une fusion totale entre elle, la musique et les personnages ; résultat, on adhère, grâce à cette fusion, à cette fable quelque peu enfantine, on tombe même sous son charme ! Les quelques effets scéniques à grand spectacle, oserai-je écrire, comme la décapitation de pantins, ou le gigantisme de la cuisinière, ou encore le merveilleux avec les princesses qui sortent des oranges ou encore, ces personnages qui s'élèvent dans les airs, bref tous ces effets sont vraiment en conformité avec l'oeuvre. On sera surpris aussi de voir les astuces scéniques : la disposition du choeur, public d'un théâtre à l'intérieur d'un grand théâtre, ou encore, l'importance symbolique sur lequel se déroulent de nombreuses actions (supériorité du roi lorsque celui-ci intervient et/ou prédominance du spectacle sur la vie ordinaire ?)

D'autres que moi, et surtout bien plus experts, vous montreront toute la richesse de cette partition ; on est loin des grandes audaces harmoniques du début de ce 20ème siècle, « Le Sacre du Printemps » d'Igor Stravinsky est déjà lointain, l'Ecole de Vienne n'en est qu'à ses tout premiers balbutiements, et l'expression musicale a encore tant et tant de possibilités sans être obligée de passer par les carcans de quelques écoles théoriques. Prokofiev sait se saisir de ce créneau et de cet immense espace pour nous offrir une musique qui soit à la fois en accord avec le sujet  de l'opéra et en même temps pleine d'inventions de trouvailles. Pendant plus de deux heures nos oreilles se sont laissées entraîner par cette splendide partition, d'autant qu'elle a été servie par des voix enchanteresses … jusques et y compris dans les petits rôles.

Nous avons été en présence d'un spectacle total, où chacun de ses éléments constitutifs avait la même importance que les autres. Et il faut espérer que la postérité ne sera pas ingrate vis-à-vis des grands artisans de cet ensemble (metteur en scène, chef d'orchestre, chef de choeur).

Fasse le dieu (ou la déesse) de la musique que tous les opéras soient aussi bien servis !

La version que nous en a proposée Mezzo est celle qui a été donnée en 2006 à l'Opéra Bastille (2). Je n'ai pas pu apprécier les autres versions qui lui ont succédé, mais ce que je sais c'est que cette version de 2006 mérite de rester comme la version référence de cet opéra.

 

 

1 : pour en savoir plus sur l'historique des opéras, il faut consulter cette bible qu'est « Le Dictionnaires des œuvres de l'art vocal », trois volumes sous la direction de Marc Honegger, 1991 et 1992.

 

2 : Orchestre et Choeurs de l'Opéra national de Paris, Sylvain Cambreling (direction) Peter Burian (chef de choeurs)

Charles Workman (Le Prince), Jose van Dam,(Tchélio), Philippe Rouillon,(le Roi de Trèfle) Barry Banks (Trouffaldino), Clarice Patricia Fernandez (La Princesse), Guillaume Antoine (Léandre), Jean-Luc Ballestra (Pantalon), Alain Vernhes (Tchélio), Béatrice Uria-Monzon (Fata Morgana), Letitia Singleton (Linette), Natacha Constantin (Nicolette), Aleksandra Zamojska (Ninette), Victor von Halem (La Cuisinière), Antoine Garcin (Farfarello), Lucia Cirillo (Sméraldine).

Gilbert Deflo (Mise en scène), William Orlandi (Décors et costumes), Marta Ferri (Chorégraphie), Joël Hourbeigt (Lumières)

Réalisé par Thomas Grimm (2006)